Bien public : Insaisissabilité et interdiction de cession à vil prix

Les caractères spécifiques du droit de propriété de l’État : Insaisissabilité des biens publics et interdiction de cession à vil prix

La réponse est nuancée : trois arguments permettent de dire dans un premier temps que la propriété des personnes publiques n’est pas très différente de la propriété des personnes privées :

  • un même fondement juridique ;
  • en cas de conflit de propriété entre personnes publique et privée, le juge judiciaire reste compétent, car il est le juge de la propriété ;
  • le passage des biens du domaine public au domaine privé change certes le droit applicable mais ne change pas la nature fondamentale du droit de propriété.

Le fait d’appartenir à une personne publique va soumettre ce bien à deux règles particulières, qui s’appliquent du seul fait qu’il appartient à une personne publique :

  • le principe d’insaisissabilité,
  • le principe d’interdiction de cession à vil prix.

Ces deux principes s’appliquent à tous les biens publics, qu’ils appartiennent au domaine privé ou au domaine public.

  • I) L’insaisissabilité des biens publics

C’est un principe extrêmement ancien, même s’il n’y avait aucun texte qui le consacrait. C’est le Code général de la propriété des personnes publiques qui, le premier, a consacré textuellement ce principe, il est venu combler un silence dans son article L.2311-1, et consacre le fait que tous les biens publics sont insaisissables.

La jurisprudence était déjà venue consacrer ce principe, en particulier avec l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 21 décembre 1987 BRGM c./ Société Lloyd Continental. Dans cet arrêt, le juge va viser le principe d’insaisissabilité des biens des personnes publiques et ce en tant que principe général du droit. Avant cette décision, jamais aucun juge n’avait affirmé cela.

La Cour de cassation énonce que «s’agissant des biens appartenant à des personnes publiques, même exerçant une activité industrielle et commerciale, le principe de l’insaisissabilité de ces biens ne permet pas de recourir aux voies d’exécution de droit privé». Cela signifie que les biens d’une personne publique ne peuvent pas faire l’objet de voies d’exécution forcée à leur encontre, et notamment d’une saisie immobilière ordonnée par le juge judiciaire. La raison de ce principe relève d’une question de protection des biens publics.

Le Conseil d’Etat lui-même n’a jamais eu l’occasion de consacrer aussi explicitement ce principe. On trouve à peine une décision du Tribunal des conflits rappelant la décision de la Cour de cassation du 19 mars 2007 Madame Madi.

Ce principe comporte-t-il certaines limites ? Oui, il fait l’objet d’un appel à un assouplissement par une partie de la doctrine (telle MM. Yolka et Gaudemet).

Les personnes publiques ont des biens, comme des terrains, et celles-ci peuvent vouloir y édifier un ouvrage public. La solution la plus simple serait de commander un marché public, mais les personnes publiques n’ont pas toujours les moyens de financer ces ouvrages publics. Que faire ?

Il existe des systèmes contractuels, dont un qui permet à la personne publique de faire appel à une personne privée, mais elle ne déboursera pas d’argent, c’est la personne privée qui financera les travaux (l’avantage qu’elle y aura sera d’en être locataire pendant vingt-vingt cinq ans). La personne publique ne devra payer que la location, et à l’échéance du bail, elle en deviendra propriétaire.

L’entreprise privée, pour financer ce projet, va aller voir la banque. Mais celle-ci va exiger des garanties, même si elle trouve l’ouvrage rentable, et pourrait vouloir faire une hypothèque. La personne privée ne peut donner aucune garantie à la banque en raison de l’insaisissabilité des biens publics : en effet, cela empêche des investisseurs privés d’obtenir des financements afin de réaliser des constructions sur des dépendances publiques.

Personne en doctrine n’a jamais plaidé pour une suppression de l’insaisissabilité, mais certains voudraient permettre un assouplissement du principe pour les établissements publics industriels et commerciaux et pour les entreprises publiques qui ont, eux plus que les autres personnes publiques, besoin de valoriser leurs dépendances.

  • II ) L’interdiction de cession à vil prix

Les personnes publiques n’ont pas le droit de céder leurs biens en dessous de leur valeur réelle. De toute façon, on ne peut pas vendre le domaine public.

En réalité, ce principe trouve son fondement dans le principe plus large de l’interdiction des libéralités par les personnes publiques (l’interdiction pour les personnes publiques de disposer à titre gratuit) : c’est l’arrêt de principe rendu par le Conseil d’Etat le 17 mars 1893 Chemins de fer de l’Est. Il y a aussi l’arrêt rendu par la même juridiction le 6 décembre 2002 Syndicat des établissements du second degré de L’Hay-Les-Roses.

Le Conseil constitutionnel a consacré ce principe de façon très solennelle et exigeante dans la décision des 25-26 juin 1986 Lois de privatisation en énonçant que «la Constitution s’oppose à ce que des biens ou des entreprises faisant partie de patrimoines publics soient cédés à des personnes poursuivant des fins d’intérêt privé pour des prix inférieurs à leur valeur».

Quel intérêt pourrait avoir un gestionnaire public à céder un bien public en dessous de sa valeur réelle ? Imaginons l’hypothèse d’une commune qui a divers terrains dont elle ne se sert pas ; une entreprise privée cherche à s’implanter dans la région, et il lui faut un terrain ; dans cette hypothèse, la commune peut avoir intérêt à vendre son terrain pour relancer l’économie locale, pour relancer l’emploi. C’est ce que l’on appelle l’aide immobilière des collectivités territoriales aux entreprises. Mais comment concilier le principe d’interdiction de cession à vil prix et ce mécanisme ?

Le Conseil d’Etat a eu une interprétation beaucoup plus souple pour concilier les deux principes. C’est l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 3 novembre 1997 Commune de Fougerolles qui retient que «la cession par une commune d’un terrain à une entreprise pour un prix inférieur à sa valeur ne saurait être regardée comme méconnaissant ce principe d’interdiction de cession à vil prix lorsque la cession est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes».

Le Conseil d’Etat a ici une interprétation très constructive : le principe est bel et bien l’interdiction de cession à vil prix, mais il y a une exception à ce principe, lorsque sont réunies les deux conditions que sont le motif d’intérêt général et des contreparties suffisantes.

Conseils bibliographiques :

  • CE 3 novembre 1997 Commune de Fougerolles, conclusions à la RFDA 1998, p.12
  • CE 25 septembre 2009 Commune de Courtenay, AJDA 2009, p.2179
  • CE 7 juin 2006 Asselin, RJEP 2006, p.355
  • CE 25 novembre 2009 Commune de Mer, AJDA 2010, p.51

Lorsque le juge est saisi d’un tel contentieux, il va devoir regarder s’il y a un motif d’intérêt général (formulation très extensive, mais le plus souvent, ce sera la création d‘emplois) et une contrepartie suffisante (nombre d’emplois créés suffisant).

  • Les juridictions administratives ont considéré dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 septembre 2009 Commune de Courtenay qu’était illégale la vente d’un bien à une entreprise privée pour une valeur inférieure à 30% de la valeur estimée par le service des domaines et pour laquelle n’existait aucune contrepartie économique et sociale.
  • Ils avaient retenu la même conclusion dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 juin 2006 Asselin dans l’hypothèse où l’entreprise privée ne respectait pas ses engagements. Dans ce cas, elle va engager sa responsabilité contractuelle et sera condamnée à verser des dommages et intérêts à la personne publique.
  • Théoriquement, la sanction normale devrait être, au delà de la responsabilité contractuelle, la résolution de la vente (le terrain en question devrait réintégrer le domaine public).

Quand l’arrêt Commune de Fougerolles a été rendu, la majorité de la doctrine avait considéré que l’exception ne pouvait concerner que les aides immobilières, et que l’interdiction de cession à vil prix jouait impérativement dans tous les autres cas. Mais la loi du 13 août 2004 relative aux responsabilités locales est intervenue, et elle est précisément venue encadrer le régime des aides immobilières aux entreprises.

La doctrine considérait que l’arrêt Commune de Fougerolles n’avait plus vraiment d’intérêt puisque la loi était intervenue, et qu’il était en somme tombé en désuétude. Toutefois, il est en train d’avoir une seconde vie grâce au Conseil d’Etat dans un domaine très différent. Dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 novembre 2009 Commune de Mer, il est question de l’aide immobilière aux associations, et plus précisément de terrains et bâtiments vendus à une association à des prix très inférieurs à leur valeur réelle, et ce parce qu’il s’agissait de l’association franco-turque dont la mission était de favoriser l’intégration des personnes immigrées.

Se pose la question de savoir si, pour tout ce qui concerne les cessions à vil prix de biens publics dans le cadre des aides immobilières, c’est la loi de 2004 qui s’applique, et pour les cessions à vil prix dans un autre cadre, c’est la jurisprudence, ou si les deux s’appliquent de façon concurrentielle : c’est la loi ou la jurisprudence qui apporteront cette réponse dans le futur.

Il y a bien ici un motif d’intérêt général ; y a-t-il ici une contrepartie économique pour la personne publique ? Non, il n’y a aucune contrepartie, mais malgré tout, le Conseil d’Etat a validé cette cession à vil prix. Il invoque la contrepartie que constitue le fait que l’association bénéficiaire pourra mieux exercer sa mission en disposant des locaux ; ceci n’est pas contestable, mais le problème, c’est qu’il n’y a pas de contrepartie pour la personne publique. Il est très bien pour les personnes publiques d’aider les associations, mais plutôt en leur versant des subventions qu’en bradant un bien public.

Ce boulevard qui a été ouvert pourrait entraîner de nombreuses dérives, de nombreuses cessions à vil prix pour diverses associations, et donc conduire à la dilapidation du domaine public.