Qu’est ce que le droit moral? Définition et caractères

Les droits moraux: définition, caractères

Le droit moral est défini à l’article L121 et suivant du Code de la propriété intellectuelle. Il constitue une prérogative très forte reconnue au bénéfice des auteurs qui leur confère notamment la possibilité de s’opposer à des modifications qui portent atteinte à l’intégrité de leurs oeuvres. Les juges sont très attentifs au respect de ce droit, conçu comme un prolongement de la personnalité de l’auteur à travers son oeuvre.

Le droit moral se décline en différents droits attachés à la personne de l’auteur de l’oeuvre, droits inaliénables, perpétuels et transmissibles (le but étant de conserver ad vitam æternam un détenteur des droits moraux). Son utilisation la plus répandue est le droit à la citation, qui impose à chaque utilisation/diffusion de l’oeuvre de citer l’auteur ou les co-auteurs (par exemple, les génériques en fin de film). Mais ce n’est pas le seul pouvoir que ce droit accorde aux auteurs : droit de choisir le moyen et le moment de la divulgation de l’oeuvre (L.121-2), le droit de retirer l’oeuvre du circuit commercial (L.121-4) et droit au respect de l’oeuvre (L.121-5).

  • 1 : Approche :
  • La théorie du droit moral ne date que du 19ème siècle et le législateur l’a peu à peu consacrée. L’idée est que le droit d’auteur, ce n’est pas seulement un droit patrimonial, mais aussi la manifestation, le prolongement de la personnalité et de l’âme de l’auteur. L’œuvre est consubstantielle de la chair de l’auteur. C’est donc accentuer la vision personnaliste au détriment de la vision économiste ou réaliste. C’est une vision romantique et subjective du droit d’auteur où le primat est donné à l’individu, où seule une personne physique peut être auteur. Conséquence logique : le droit moral est un droit de la personnalité (voir le libellé de l’art L 121-1 alinéa 2 du CPI : un droit « attaché à sa personne… »), solution réaffirmée par Cour de Cassation (Civ 1ère 10 mars 1993, D 1994, 78, note Françon).
  • C’est la grande différence avec le copyright américain où il n’existait pas (A la suite de la ratification de la Convention de Berne par les USA une loi fédérale du 1er décembre 1990 a introduit un système complet de droit moral, qui est toutefois moins important en intensité et dans son champ d’application que celui que connaît le droit français : Droit d’auteur et copyright, Bruylant 1993, p 539 et s)
  • Les entreprises anglo-saxonnes ont très peur de ce droit moral alors pourtant que son importance est plus théorique que pratique. Les autres pays d’Europe ont, eux aussi, un droit moral, mais généralement moins important que chez nous, d’où un forum shopping au Luxembourg.

Les choses évoluent. Le Royaume-Uni l’a aussi intégré dans une loi de 1988, mais, comme aux USA, il est permis d’y renoncer par contrat, si bien que son influence est plus théorique que réelle.

  • Pour les droits des interprètes il existe aussi un droit moral mais affaibli. Pour les logiciels et les fonctionnaires il est presque absent.
  • 2 : Caractères :

Les droits moraux étant rattachés à la famille ils sont hors commerce, ce qui implique les conséquences attachées aux droits de la personnalité[10].

  1. A) Caractère d’ordre public :
  • Peut-on par avance limiter la liberté de création de l’auteur pour une œuvre future ? Dans une affaire remarquée C Cass a dit oui car le droit moral ne préexiste pas à l’œuvre (Civ 1ère 7 avr 1987, D 1988, 97, note Edelman).
  • Peut-on accepter que le producteur ou l’éditeur procède à des modifications de l’œuvre ? A mon sens il ne faut pas trop de rigidités et apprécier au cas par cas : une clause qui permettrait des modifications qui dénatureraient l’œuvre serait nulle (voir infra contrats). De même pour une clause trop générale qui donnerait trop de liberté à son bénéficiaire. Les cessions et renonciations globales préalables au droit moral sont interdites (Soc 10 juill 2002, Légipresse 2002.III.174, obs Maffre-Baugé). Mais comme en droit commun on peut renoncer en connaissance de cause à une situation acquise = à une modification déjà effectuée.
  • Pour mémoire : renvoi au cours de droit international privé : le droit moral fait partie de l’ordre public international
  1. B) Caractère perpétuel et personnel :

A la différence des droits patrimoniaux, qui se transmettent par héritage, mais qui sont limités dans le temps, le droit moral est perpétuel ; il se transmet sans limite temporelle aux héritiers comme l’indique l’article L121-1 alinéa 4 du CPI, à l’exception néanmoins du droit de repentir qui est « hyper personnel » ; toutefois l’héritier pourra exercer ce dernier si le défunt avait manifesté de son vivant son intention en ce sens.

La dévolution de l’article L 121-1 du CPI n’obéit pas aux règles de droit commun des successions mais à des règles particulières.

C’est une différence avec le droit à l’image qui, lui, s’éteint au décès : les héritiers n’ont qu’un droit propre et n’exercent pas un droit dont ils auraient hérité. Cette transmissibilité déroge au droit commun des droits de la personnalité, ce qui démontre l’incongruité de la règle.

Le caractère personnel postule également l’impossibilité d’exercice par la voie oblique.

  1. C) Caractère imprescriptible :

L’article L 121-1 du CPI affirme que le droit moral est imprescriptible. Les tribunaux ont donné une acception limitée à l’affirmation. L’action (au sens de la demande en justice) en indemnisation n’échappe pas au délai de prescription de 30 ans (TGI Nanterre 9 juin 98 Légipresse 99.I.52). Seul le droit moral soulevé par voie d’exception dans un litige est imprescriptible (TGI Paris 17 oct 1997, RIDA oct 1998, 203, obs Kerever).

  1. D) Inaliénabilité :
  • L’article L 121-1 du CPI ne vise par l’inaliénabilité que certains attributs du droit moral, mais en fait il faut généraliser
  • L’inaliénabilité fait qu’un sujet ne saurait renoncer à une prérogative d’un droit de la personnalité ou la céder, même à titre onéreux, dès lors que l’existence du droit est en cause. Mais si le sujet ne peut se dépouiller irrévocablement du droit concerné, cela ne fait pas obstacle à des conventions relatives au simple exercice du droit. Par exemple, à propos du droit à la paternité il a été jugé que l’auteur peut renoncer à voir son nom indiqué, mais qu’il ne peut aliéner ce droit : la différence est subtile, mais implique que l’auteur puisse revenir sur le consentement donné, lequel n’est donc pas irrévocable.
  • De plus il faut aussi distinguer entre renonciations limitées et générales à une prérogative. Seules les secondes sont interdites.
  • Des exemples de clauses licites : celle autorisant un producteur à demander à l’auteur des modifications pour la finition de l’œuvre : TGI Paris 13 déc 2000, Légipresse avr 2001.I. 38.
  • Un exemple de clause jugée nulle : Cour d’appel de Paris 28 juin 2000 RIDA janv 2001, 213, obs Kerever. Il s’agissait d’une clause par laquelle l’auteur autorisait l’utilisation de son œuvre pour un usage publicitaire. En soi une telle clause serait licite. Mais il était ajouté que l’auteur ne pourrait émettre aucune contestation quant à cette utilisation. C’était de trop et la clause fut annulée. En revanche la même clause permettant de changer les paroles ou de faire des ajouts à la partition musicale a été jugée « précise et circonstanciée » et, de ce fait, valide. Il semble que le caractère précis de la clause soit essentiel à sa validité.
  • Tout est une question de proportion. Il faut juger la clause au cas par cas et il faut avoir un grand « flair juridique » pour libeller de telles clauses. La limite est souvent difficile à déterminer. C’est ainsi que la clause permettant de modifier l’œuvre a été jugée parfois illicite (Soc 10 juill 2002, CCE 2002, n°139, obs Caron) et parfois licite (Cour d’appel de Paris 12 mars 2000, CCE 2000, n° 110, obs Caron) : en l’espèce la cour a jugé qu’il n’y avait pas renonciation au droit moral, mais « exercice de celui-ci en toute connaissance de cause des limites d’exploitation de l’œuvre » prévues au contrat.
  • S’agissant plus spécifiquement d’internet, les contrats-type de licence de droit d’auteur, dites « creative commons », permettent à l’auteur de communiquer au public les conditions d’utilisation de son œuvre. A ce jour il n’y a pas de jurisprudence sur ces licences dont on peut dire seulement qu’elles font évoluer les pratiques du seul fait même de leur existence et de leur utilisation. En fait, en autorisant certaines utilisations on autorise du même coup certaines modifications, par exemple la compression numérique, qui mettent en jeu le droit moral. C’est la preuve que droit patrimonial et droit moral sont en fait bien souvent mêlés.
  • La clause par laquelle le véritable auteur (« le nègre ») d’un livre s’interdisait de revendiquer la paternité du livre a été jugée non pas nulle mais révocable unilatéralement par le « nègre » (Civ 1ère 5 mai 1993, PA 1994, n° 100, obs Caron). On peut s’interroger sur l’opportunité de stipuler une telle clause puisqu’elle n’a pas de force obligatoire. En réalité ces clauses ont pour intérêt de fonctionner en pratique alors même qu’elles n’ont pas de force obligatoire : combien de « nègres » savent-ils qu’une telle clause est résiliable et, le sauraient-ils, combien ont envie ou intérêt à la résilier ?
  1. E) Caractère discrétionnaire (= droit insusceptible d’abus de droit dans son exercice) :

Il semble découler du caractère très personnalisé de la prérogative. En dépit de l’affirmation contraire dans un arrêt isolé, la jurisprudence est cependant fixée en ce sens que le droit moral est susceptible d’abus de droit, (MM Lucas, n° 379), notamment s’il sert de chantage à des fins financières : Civ. 1ère 14 mai 1991, Bull C Cass, I, n°157. Cela atténue fortement le fait qu’il n’y a pas à motiver un refus car il faut pourvoir contrôler s’il y a abus ou pas. Ce n’est donc pas un droit discrétionnaire.