Droit administratif des biens

Cours de DROIT ADMINISTRATIF DES BIENS

Le cours de droit administratif des biens est au cours de droit administratif général ce que le droit civil des biens est au droit privé. Il en constitue une part essentielle, que structurent quelques principes forts qui ont largement contribué à la construction de l’État depuis le début du XIXe siècle, à l’unification du territoire national, à sa défense et à son aménagement, nécessaires à la cohésion sociale.

Certes, ces principes varient selon que l’on s’intéresse au droit de la propriété publique (le droit des domaines privé et public de l’administration, au droit de l’expropriation pour cause d’utilité publique ou encore à celui des travaux publics. Mais dans tous ces domaines, on retrouve la conciliation entre les exigences de intérêt général et la protection des droits des personnes privées.Voici le plan du cours de droit administratif des biens :

  • Leçon 1 : La propriété publique
  • · Section 1 : l’existence d’un droit de propriété des personnes publiques sur leur bien.
  • 1) Le rejet de l’idée d’un droit de propriété des personnes publiques.
  • 2) La consécration du droit de propriété des personnes publiques.
  • a) l’évolution de la doctrine
  • · b) La reconnaissance par la Jurisprudence
  • · c) La consécration législative : l’ordonnance du 21 avril 2006 et le code général de la propriété publique (CGPPP)
  • Section 2 : Les caractères spécifiques du droit de propriété de l’Etat.
  • 1) L’insaisissabilité des biens publics.
  • 2. L’interdiction de cession à ville prix
  • Section 3 : Le contentieux de l’appartenance d’un bien à une PPu
  • 1. La propriété publique critère obligatoire d’appartenance au domaine ou au domaine privé.
  • 2. La compétence juridictionnelle sur la question de propriété publique ou privé d’un bien
  • Leçon 2 : la distinction domaine public/domaine privé
  • Section 1 : la compétence pour déterminer l’appartenance d’un bien au domaine public ou privé.
  • A) la place de la loi et de la jurisprudence : critère légaux ou Jurisprudentiels ?
  • · 1. La qualification directe par la loi
  • · 2. La définition générale par la loi
  • B) La compétence exclusive du Juge administratif pour ≠cier le domaine public et le domaine privé
  • Section 2 : Les critères de distinctions entre domaine privé et domaine public
  • §1/ l’évolution des critères de distinction dans la jurisprudence
  • 1. La conception initiale du domaine public : les biens affectés à l’usage de tous
  • 2. l ‘inclusion ultérieur des biens affectés aux SP
  • 3. La nécessité d’un critère réducteur : l’aménagement spécial
  • §2/ Les critères de distinction retenue par le CGPP : continuité et évolution.
  • §3/ Les cas particuliers de qualification des dépendances du domaine Public ou Privé : La conception globale du domaine public
  • A) le cas des accessoires d’une dépendance principale du domaine public
  • B) la domanialité publique par anticipation ou virtuelle.
  • Section 3 : La mise en œuvre des critères : la consistance du domaine public.
  • §1/ La consistance des biens du domaine Pu composé des biens affectés à l’usage direct du public.
  • A) le domaine public maritime
  • B) le domaine public aérien et hertzien.
  • C) le domaine public fluvial
  • D) le domaine public terrestre
  • E) les édifices du culte
  • §2/ La consistance des biens du domaine public composé des biens affectés à un SP
  • A) les dépendances artificielles du domaine public naturel
  • B) Le domaine public militaire
  • C) le domaine ferroviaire
  • D) le domaine public mobilier
  • Leçon 3 : Les actes d’incorporation et de sortie du domaine public.
  • Section 1 : L’intégration au domaine public
  • A) la porté de décisions de classement
  • · 1. La suffisance de l’affectation réelle du bien et l’inutilité de l’acte de classement
  • · 2. L’indifférence de l’acte de classement en l’absence d’affectation.
  • B) La compétence d’affectatio
  • · 1. La compétence du propriétaire pour décider de l’affectation
  • · 2. Les changements d’affectation
  • · a) Le principe de continuité de la domanialité public en cas de changement d’affectation
  • · b) Le changement d’affectation amiable
  • · c) Les changements d’affectation forcées : le cas des mutation domaniales.
  • Section 2 : La sortie des biens du domaine public.
  • 1. La nécessité d’un acte de déclassement constatant la désaffectation
  • 2. Le rapport entre l’acte de déclassement et l’absence de désaffectation.
  • · a) L’inutilité de l’acte de déclassement en l’absence de désaffectation.
  • · b) La question du déclassement anticipé
  • Leçon 4 : La protection du domaine public
  • Section 1 : La protection de la consistance du domaine public
  • §1/L’infaillibilité du domaine public
  • A) définition et valeur juridique du principe.
  • B) La portée du principe d’inaliénabilité
  • · a) L’interdiction des aliénations affectant les biens du domaine Public
  • · b) La précarité de l’occupant du domaine public
  • · c) L’interdiction de constituer des droits réels sur le domaine public
  • §2/ l’imprescriptibilité du domaine public.
  • §3/ L’obligation d’entretien du domaine public
  • Section 2 : La protection de l’intégrité du domaine public
  • · §1/ La protection contre les dégradations : les contravention de grande voirie (CGV)
  • · A) la notion de contravention de grande voirie
  • · 1. Contravention de police et contravention de voirie.
  • · 2. Les contraventions de voirie routière et les CGV
  • B) Le régime des poursuites
  • · 1. Le PV et sa notification
  • · 2. L’obligation d’engager les poursuites
  • · 3. l’imputabilité
  • · 4. Les sanctions en matière de contravention de grande voirie
  • · §2/ La protection des occupations contre les occupations illégale du domaine public : la poursuite des occupations sans titre du domaine public
  • · 1. L’exécution d’office par l’administration
  • 2. Le Juge Administratif juge de l’expulsion du domaine public.
  • 3. Les cas résiduels de compétence du JJ pour l’expulsion du dom pub
  • Leçon 5 : L’utilisation du domaine public
  • Section 1: l’utilisation collective du domaine public, par le public
    Section 2: L’utilisation privative du dom pub par le public
  • §1/les simples occupations privative du domaine pub
  • 1.La forme de l’autorisation d’occupation du domaine public
  • 2.L’octroi de l’autorisation
  • · a) Le pouvoir discrétionnaire de l’administration dans l’octroi de l’autorisation
  • · b) la question de la mise en concurrence de l’autorisation d’occuper le domaine public.
  • 3. Le paiement d’une redevance
  • 4. La situation précaire de l’occupant privatif.
    §2/ Les autorisations d’occuper le domaine public constitutive de droit réelle
  • 1. Les droits réels sur le domaine public des collectivités territoriales
  • 2. les droits réels sur le domaine public de l’Etat
  • Leçon 6 : Le domaine privé
  • Section 1 : la consistance du domaine privé.
  • Section 2 : Les règles de gestion du domaine privé.
  • A. Les règles communes à toutes propriété publique.
  • B. Les règles de gestion propre au domaine privé
  • Section 3 : Le contentieux relatif au domaine privé.
  • Leçon 7 : L’expropriation pour cause d’utilité publique : La phase administrative.
  • Section 1 : Les fondements textuels du droit de l’expropriation
  • Section 2 : Les titulaires du pouvoir d’exproprié.
  • 1. La faculté de mise en œuvre de la procédure d’expropriation
  • 2. Le rôle exclusif de l’Etat dans la conduite de la procédure d’expropriation
  • Section 3 : Les étapes de la phase administrative
  • §1/ L’enquête préalable.
  • 1. La constitution du dossier d’enquête public.
  • 2. le déroulement de l’enquête public
  • · a) les deux formes d’enquête publique
  • · b) le cas particulier des grands projets nationaux d’infrastructure : la commission du débat public (CNDP)
  • §2 / L’acte déclaratif d’utilité appelé la déclaration d’utilité publique (DUP)
  • 1. L’autorité compétente pour établir la déclaration d’utilité publique?
  • 2. L’effet de la déclaration d’utilité publique
  • 3. Le contentieux de la déclaration d’utilité publique
  • 4. L’effet de l’annulation de la déclaration d’utilité publique
  • §3 / L’arreté de cessibilité
  • Leçon 8 : l’exproproiation pour cause d’utlité publique : la phase judiciaire.
  • Section 1 : Le juge de l’expropriation
  • Section 2 : L’ordonance d’expropriation
  • Section 3 : L’indemnité
  • Section 4 : les cas particuliers
  • A) La réquisiation d’emprise totale
  • B) la rétrocession du bien
  • Lecon 9 : Les notions de travaux publics et ouvrage publics.
  • Section 1 : La notion de travail public
  • 1. un travail immobilier
  • 2. La finalité et le destinataire du travail public.
  • · a) un travail d’utilité générale éexécuté pour el compte d’une personne publique.
  • · b) un travail réalisé pour le compte d’une PPV dans l’accomplissement de SP.
  • Section 2 : La notion d’ouvrage public
  • §1/ La définition de l’ouvrage public
  • A) L’absence de lien entre ouvrage public, travaux public et domaine public.
  • B) Les critères de l’ouvrage Public.
  • · 1. intangibilité de l’ouvrage public et expropriatin indirecte.
  • · 2. L’affaiblissement progressif du principe
  • Leçon 10 : Les dommages de travaux publics.
  • Section 1 : Les dommages permanent de travaux publics.
  • Section 2 : LEs dommages accidentels de travaux publics.
  • §1/ Le régime de responsabilité
  • A) La responsabilité à l’égard des participants.
  • B) La responsabilité à l’égard des usages.
  • C) la responsabilité à l’égard des tiers
  • §2/ La mise en jeu de la responsabilité
  • 1. Les causes exonératoires de responsabilité
  • 2. La compétence juridictionnelle.

Leçon n°1 : la propriété publique

On va étudier le rapport qui unit les biens des personnes publiques à celles-ci. Les personnes morales de droit public sont l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics, les personnes publiques sui generis, comme les groupements d’intérêt public (GIP) et la Banque de France.

Ces personnes publiques sont-elles propriétaires de leurs biens ? Pendant longtemps, on a considéré que les personnes publiques n’en étaient pas propriétaires, mais qu’elles n’avaient qu’une obligation de garde et d’entretien.

En admettant un tel droit de propriété, cela signifie-t-il qu’il est exactement le même que celui qu’a une personne privée sur un de ses biens ? Si l’Etat (au sens large) a les mêmes prérogatives que les propriétaires privés, cela a un enjeu considérable, puisque beaucoup de biens publics sont affectés à un service public.

Conseils bibliographiques :

  • De Laubadère, Domanialité publique, propriété administrative et affectation, RDP 1950, p.5
  • Delvolve, Droit de propriété et droit public, Mélanges Braibant 1996, p.149
  • Bioy, La propriété éminente de l’Etat, RFDA 2006, p.963
  • Philippe Yolka, Personnalité publique et patrimoine, Litec, Colloque de l’AFDA, novembre 2007

Première section : l’existence d’un droit de propriété des personnes publiques sur leurs biens

Droit privé

Ce bien appartient à une

personne morale de droit privé

= patrimoine

Juge judiciaire

Biens

(meubles ou

immeubles) Droit public

Domaine public

Ce bien appartient à une Juge administratif

personne morale de droit public

= domaine Droit privé

Domaine privé

Juge judiciaire

Le domaine n’est pas unique car différents régimes s’appliquent aux différents biens des personnes morales de droit public.

Ne pas confondre le domaine privé et la propriété privée : celle-ci est la propriété d’une personne morale de droit privé, alors que le domaine privé est avant tout le domaine d’une personne morale de droit public.

  1. Le rejet de l’idée d’un droit de propriété des personnes publiques

Ce n’est que depuis le début du XX ème siècle que l’on admet que les personnes publiques soient propriétaires de leurs biens.

Sous l’Ancien régime, la distinction domaine public-domaine privé n’existait pas. On distinguait en revanche les biens privés du monarque, qui avait un réel droit de propriété sur ses biens privés, du domaine de la couronne, qui était toute une série de biens publics (biens naturels, immeubles bâtis). On considérait que ce domaine était insusceptible de propriété privée, c’est-à-dire que ces biens étaient attachés à la fonction souveraine mais n’appartenaient pas au souverain lui-même. Ni le citoyen lambda ni le roi ne pouvait être propriétaire de ces biens publics.

Ceci a très vite été formalisé sous le principe d’inaliénabilité du domaine de la couronne. Il est considéré comme une loi fondamentale du royaume, à côté d’une seule autre, celle relative aux règles de succession au trône. La loi fondamentale du royaume s’impose non seulement aux citoyens, mais aussi au souverain, elle est tellement importante que celui-ci ne peut pas la contrer.

L’inaliénabilité des biens de la couronne a été imposée pour empêcher la dilapidation des biens de la couronne.

Par la suite, elle a été consacrée par l’édit de Moulins de 1566, selon lequel «les biens du domaine de la couronne sont indisponibles». En conséquence, qu’est-ce qui unit le souverain à ces biens du domaine de la couronne ? Son obligation de garde et d’entretien.

À la Révolution, l’état du droit n’a pas changé sur ce principe. Les Révolutionnaires craignaient que l’Etat, quel qu’il soit, puisse dilapider les biens publics, de sorte qu’ils n’ont fait que reformuler ce principe, et l’on parlera du domaine de la Nation, consacré par la loi du 1er décembre 1790.

Les Révolutionnaires vont être les premiers à adopter un Code domanial : ils ont voulu y marquer le fait que les biens publics doivent être gérés par des règles intangibles fixées dans un code.

Au XIX ème siècle, la seule idée que l’on conçoit est qu’il y a des biens publics qui ne peuvent faire l’objet d’une appropriation quelle qu’elle soit.

C’est Victor Proudhon qui, en 1834, va publier l’ouvrage Traité du domaine de l’Etat. Il est le premier à proposer une distinction au sein du domaine des biens publics. Il souligne que l’inaliénabilité dont il était question concernait une unité de biens publics, mais il va affirmer qu’il faut distinguer le domaine public et le domaine privé. Cette distinction est fondée sur l’idée selon laquelle le domaine public correspond à l’ensemble des biens publics qui sont affectés à l’usage de tous, et selon laquelle le domaine privé correspond à l’ensemble des biens publics qui ne sont pas affectés à l’usage direct du public.

Selon lui, l’Etat a bien un droit de propriété sur son domaine privé ; en revanche, il est vrai qu’il n’a pas de droit de propriété sur le domaine public.

La doctrine sera très divergente à propos de la distinction domaine public-domaine privé et ne parviendra pas à se mettre d’accord sur des critères de distinction entre ces deux domaines. En revanche, Victor Proudhon a fait l’unanimité sur un point : l’ensemble de la doctrine s’accordera sur l’idée selon laquelle l’Etat est propriétaire de son domaine privé mais pas de son domaine public.

Pourquoi affirmait-il que l’Etat n’était pas propriétaire du domaine public ?

  • Le premier argument est le Code civil lui-même. Il y avait à l’époque quatre dispositions qui en traitaient, les articles 538 à 541 du Code civil. Selon eux, le domaine public correspond aux biens insusceptibles de propriété privée. Ils affirmeront que le Code civil veut dire que personne ne peut être propriétaire du domaine public, donc l’Etat est compris dans le terme «personne».
  • Le second argument est que l’Etat ne détient ni l’usus (c’est le peuple qui use du domaine public), ni l’abusus (la loi de 1790 rend inaliénable le domaine public), ni le fructus.

Ces arguments vont vite perdre de leur ampleur.

  1. La consécration du droit de propriété des personnes publiques

  1. A) L’évolution de la doctrine

Maurice Hauriou, dans son Précis de droit administratif publié en 1933, ne nuance pas : selon lui, l’Etat est tout autant propriétaire de son domaine public qu’il l’est de son domaine privé. Cinq arguments sont à prendre compte :

  • selon lui, il est faux de dire que l’Etat n’a ni l’usus, ni l’abusus, ni le fructus sur le domaine public ;

■ en effet, l’Etat affecte des bâtiments aux activités de service public, il en a donc l’usus, il décide de l’affectation de ces biens ;

■ l’Etat a le droit d’autoriser l’occupation de telle ou telle partie du domaine public (bars et restaurants de plage) contre redevance, il a donc le fructus ;

■ il affirme enfin que c’est parce que l’Etat a l’abusus sur le domaine public qu’il a fallu adopter une loi d’inaliénabilité en 1790 ;

  • selon lui, un bien n’est pas figé dans le domaine public ou dans le domaine privé, sinon, cela voudrait dire qu’un bien pourrait d’un jour à l’autre changer le fait que l’Etat soit propriétaire ou non ;
  • quand l’Etat autorise une personne privée à occuper une partie du domaine public, on va considérer que la personne privée qui reçoit cette autorisation se voit conférer certains droits réels ; en conséquence, si la personne publique transfère des droits réels à une personne privée, c’est bien qu’elle les détenait elle-même, or, le droit réel par excellence est le droit de propriété ;
  • il va constater que dans la jurisprudence administrative, il y a de nombreux cas où le Conseil d’Etat fait application au domaine public de règles du Code civil relatives à la propriété (par exemple, le Conseil d’Etat a toujours fait application au domaine public de la théorie de l’accession inscrite à l’article 552 du Code civil, comme on peut le voir dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 mai 1931 Compagnie nouvelle des chalets de commodité) ;
  • il va dire que la doctrine n’envisage que le droit de propriété présent dans le Code civil et applicable aux personnes privées ; il va dire que ce n’est pas parce que le Code civil prévoit un régime de la propriété qu’il n’en existe qu’un seul, il y en a peut-être deux ; l’Etat peut donc être propriétaire, certes de façon différente que les personnes privées sont propriétaires de leur patrimoine, de son domaine public.

Peu à peu, la doctrine soutiendra la thèse contraire à celle de Victor Proudhon et admettra que l’Etat soit propriétaire de son domaine public.

  1. B) La reconnaissance de la jurisprudence

  1. Le Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat n’a jamais fait de difficultés pour reconnaître un droit de propriété aux personnes publiques, mais paradoxalement, il n’a jamais rendu d’arrêt de principe en la matière. On trouve de nombreux arrêts très anciens où il admet, au détour d’une phase, le droit de propriété des personnes publiques sur le domaine public.

Dans l’arrêt du 16 juillet 1909 Ville de Paris, le Conseil d’Etat avait utilisé l’expression «l’Etat est propriétaire de son domaine public», mais l’arrêt ne portait pas sur cette question.

  1. Le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, quant-à lui, a solennellement consacré le droit de propriété des personnes publiques dans une décision des 25-26 juin 1986 Lois de privatisation. En ne précisant pas de quel domaine les personnes publiques sont propriétaires, le Conseil constitutionnel souligne qu’il n’est pas nécessaire d’opposer ces deux domaines, et que les personnes publiques sont propriétaires de tous leurs biens.

L’article 17 de la DDHC protège la propriété privée, et dans la décision de 1986, le Conseil constitutionnel s’est appuyé dessus : ainsi, il retient que l’article 17 de la DDHC de 1789 «ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers, mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’Etat et des autres personnes publiques».

Le fondement du droit de propriété des personnes publiques est le même que celui des personnes privées : l’article 17 de la DDHC est le fondement juridique de la propriété en règle générale.

Par la suite, le Conseil constitutionnel a été à de très nombreuses reprises saisi à ce propos. Ainsi, l’entreprise France Telecom a été privatisée par une loi du 18 juillet 1996 qui avait été déférée devant le Conseil constitutionnel. Les opposants à la privatisation se targuaient d’une atteinte à l’article 17 de la DDHC, d’une atteinte à la propriété de l’Etat.

Récemment, il y a eu un transfert de biens de la RATP au STIF, et la violation de l’article 17 a encore été invoquée.

  1. C) La consécration législative : l’ordonnance du 21 avril 2006 et le CGPPP

Avant 2006, il y avait un code appelé Code du domaine de l’Etat, qui n’était pas fonctionnel dans la mesure où il existe d’autres personnes publiques que l’Etat. Ainsi, en matière du domaine des collectivités territoriales, il fallait aller consulter le Code général des collectivités territoriales. Les règles relatives au domaine étaient éclatées entre plusieurs codes qui parfois étaient contradictoires.

Le souhait d’un code unifié a mis une quinzaine d’années à se réaliser. Ce Code général de la propriété des personnes publiques n’a pas été nommé ainsi au hasard, on a tenu à marquer en 2006 le droit de propriété des personnes publiques et la fin du débat.

Par ailleurs, la structure du Code se divise en trois titres : l’acquisition des biens, la gestion des biens et la cession des biens.

L’ordonnance a été ratifiée par la loi du 12 mai 2009 de simplification du droit. Le Code a donc valeur législative.

Deuxième section : les caractères spécifiques du droit de propriété de l’Etat

La réponse est nuancée : trois arguments permettent de dire dans un premier temps que la propriété des personnes publiques n’est pas très différente de la propriété des personnes privées :

  • un même fondement juridique ;
  • en cas de conflit de propriété entre personnes publique et privée, le juge judiciaire reste compétent, car il est le juge de la propriété ;
  • le passage des biens du domaine public au domaine privé change certes le droit applicable mais ne change pas la nature fondamentale du droit de propriété.

Le fait d’appartenir à une personne publique va soumettre ce bien à deux règles particulières, qui s’appliquent du seul fait qu’il appartient à une personne publique :

  • le principe d’insaisissabilité,
  • le principe d’interdiction de cession à vil prix.

Ces deux principes s’appliquent à tous les biens publics, qu’ils appartiennent au domaine privé ou au domaine public.

  1. L’insaisissabilité des biens publics

Conseils bibliographiques

  • Philippe Yolka, L’insaisissabilité des biens publics, JCPA 2007, n°2307
  • Yves Gaudemet, L’insaisissabilité des biens publics, RJEP 2007, p.285

C’est un principe extrêmement ancien, même s’il n’y avait aucun texte qui le consacrait. C’est le Code général de la propriété des personnes publiques qui, le premier, a consacré textuellement ce principe, il est venu combler un silence dans son article L.2311-1, et consacre le fait que tous les biens publics sont insaisissables.

La jurisprudence était déjà venue consacrer ce principe, en particulier avec l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 21 décembre 1987 BRGM c./ Société Lloyd Continental. Dans cet arrêt, le juge va viser le principe d’insaisissabilité des biens des personnes publiques et ce en tant que principe général du droit. Avant cette décision, jamais aucun juge n’avait affirmé cela.

La Cour de cassation énonce que «s’agissant des biens appartenant à des personnes publiques, même exerçant une activité industrielle et commerciale, le principe de l’insaisissabilité de ces biens ne permet pas de recourir aux voies d’exécution de droit privé». Cela signifie que les biens d’une personne publique ne peuvent pas faire l’objet de voies d’exécution forcée à leur encontre, et notamment d’une saisie immobilière ordonnée par le juge judiciaire. La raison de ce principe relève d’une question de protection des biens publics.

Le Conseil d’Etat lui-même n’a jamais eu l’occasion de consacrer aussi explicitement ce principe. On trouve à peine une décision du Tribunal des conflits rappelant la décision de la Cour de cassation du 19 mars 2007 Madame Madi.

Ce principe comporte-t-il certaines limites ? Oui, il fait l’objet d’un appel à un assouplissement par une partie de la doctrine (telle MM. Yolka et Gaudemet).

Les personnes publiques ont des biens, comme des terrains, et celles-ci peuvent vouloir y édifier un ouvrage public. La solution la plus simple serait de commander un marché public, mais les personnes publiques n’ont pas toujours les moyens de financer ces ouvrages publics. Que faire ?

Il existe des systèmes contractuels, dont un qui permet à la personne publique de faire appel à une personne privée, mais elle ne déboursera pas d’argent, c’est la personne privée qui financera les travaux (l’avantage qu’elle y aura sera d’en être locataire pendant vingt-vingt cinq ans). La personne publique ne devra payer que la location, et à l’échéance du bail, elle en deviendra propriétaire.

L’entreprise privée, pour financer ce projet, va aller voir la banque. Mais celle-ci va exiger des garanties, même si elle trouve l’ouvrage rentable, et pourrait vouloir faire une hypothèque. La personne privée ne peut donner aucune garantie à la banque en raison de l’insaisissabilité des biens publics : en effet, cela empêche des investisseurs privés d’obtenir des financements afin de réaliser des constructions sur des dépendances publiques.

Personne en doctrine n’a jamais plaidé pour une suppression de l’insaisissabilité, mais certains voudraient permettre un assouplissement du principe pour les établissements publics industriels et commerciaux et pour les entreprises publiques qui ont, eux plus que les autres personnes publiques, besoin de valoriser leurs dépendances.

  1. L’interdiction de cession à vil prix

Les personnes publiques n’ont pas le droit de céder leurs biens en dessous de leur valeur réelle. De toute façon, on ne peut pas vendre le domaine public.

En réalité, ce principe trouve son fondement dans le principe plus large de l’interdiction des libéralités par les personnes publiques (l’interdiction pour les personnes publiques de disposer à titre gratuit) : c’est l’arrêt de principe rendu par le Conseil d’Etat le 17 mars 1893 Chemins de fer de l’Est. Il y a aussi l’arrêt rendu par la même juridiction le 6 décembre 2002 Syndicat des établissements du second degré de L’Hay-Les-Roses.

Le Conseil constitutionnel a consacré ce principe de façon très solennelle et exigeante dans la décision des 25-26 juin 1986 Lois de privatisation en énonçant que «la Constitution s’oppose à ce que des biens ou des entreprises faisant partie de patrimoines publics soient cédés à des personnes poursuivant des fins d’intérêt privé pour des prix inférieurs à leur valeur».

Quel intérêt pourrait avoir un gestionnaire public à céder un bien public en dessous de sa valeur réelle ? Imaginons l’hypothèse d’une commune qui a divers terrains dont elle ne se sert pas ; une entreprise privée cherche à s’implanter dans la région, et il lui faut un terrain ; dans cette hypothèse, la commune peut avoir intérêt à vendre son terrain pour relancer l’économie locale, pour relancer l’emploi. C’est ce que l’on appelle l’aide immobilière des collectivités territoriales aux entreprises. Mais comment concilier le principe d’interdiction de cession à vil prix et ce mécanisme ?

Le Conseil d’Etat a eu une interprétation beaucoup plus souple pour concilier les deux principes. C’est l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 3 novembre 1997 Commune de Fougerolles qui retient que «la cession par une commune d’un terrain à une entreprise pour un prix inférieur à sa valeur ne saurait être regardée comme méconnaissant ce principe d’interdiction de cession à vil prix lorsque la cession est justifiée par des motifs d’intérêt général et comporte des contreparties suffisantes».

Le Conseil d’Etat a ici une interprétation très constructive : le principe est bel et bien l’interdiction de cession à vil prix, mais il y a une exception à ce principe, lorsque sont réunies les deux conditions que sont le motif d’intérêt général et des contreparties suffisantes.

Conseils bibliographiques :

  • CE 3 novembre 1997 Commune de Fougerolles, conclusions à la RFDA 1998, p.12
  • CE 25 septembre 2009 Commune de Courtenay, AJDA 2009, p.2179
  • CE 7 juin 2006 Asselin, RJEP 2006, p.355
  • CE 25 novembre 2009 Commune de Mer, AJDA 2010, p.51

Lorsque le juge est saisi d’un tel contentieux, il va devoir regarder s’il y a un motif d’intérêt général (formulation très extensive, mais le plus souvent, ce sera la création d‘emplois) et une contrepartie suffisante (nombre d’emplois créés suffisant).

  • Les juridictions administratives ont considéré dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 septembre 2009 Commune de Courtenay qu’était illégale la vente d’un bien à une entreprise privée pour une valeur inférieure à 30% de la valeur estimée par le service des domaines et pour laquelle n’existait aucune contrepartie économique et sociale.
  • Ils avaient retenu la même conclusion dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 juin 2006 Asselin dans l’hypothèse où l’entreprise privée ne respectait pas ses engagements. Dans ce cas, elle va engager sa responsabilité contractuelle et sera condamnée à verser des dommages et intérêts à la personne publique.
  • Théoriquement, la sanction normale devrait être, au delà de la responsabilité contractuelle, la résolution de la vente (le terrain en question devrait réintégrer le domaine public).

Quand l’arrêt Commune de Fougerolles a été rendu, la majorité de la doctrine avait considéré que l’exception ne pouvait concerner que les aides immobilières, et que l’interdiction de cession à vil prix jouait impérativement dans tous les autres cas. Mais la loi du 13 août 2004 relative aux responsabilités locales est intervenue, et elle est précisément venue encadrer le régime des aides immobilières aux entreprises.

La doctrine considérait que l’arrêt Commune de Fougerolles n’avait plus vraiment d’intérêt puisque la loi était intervenue, et qu’il était en somme tombé en désuétude. Toutefois, il est en train d’avoir une seconde vie grâce au Conseil d’Etat dans un domaine très différent. Dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 novembre 2009 Commune de Mer, il est question de l’aide immobilière aux associations, et plus précisément de terrains et bâtiments vendus à une association à des prix très inférieurs à leur valeur réelle, et ce parce qu’il s’agissait de l’association franco-turque dont la mission était de favoriser l’intégration des personnes immigrées.

Se pose la question de savoir si, pour tout ce qui concerne les cessions à vil prix de biens publics dans le cadre des aides immobilières, c’est la loi de 2004 qui s’applique, et pour les cessions à vil prix dans un autre cadre, c’est la jurisprudence, ou si les deux s’appliquent de façon concurrentielle : c’est la loi ou la jurisprudence qui apporteront cette réponse dans le futur.

Il y a bien ici un motif d’intérêt général ; y a-t-il ici une contrepartie économique pour la personne publique ? Non, il n’y a aucune contrepartie, mais malgré tout, le Conseil d’Etat a validé cette cession à vil prix. Il invoque la contrepartie que constitue le fait que l’association bénéficiaire pourra mieux exercer sa mission en disposant des locaux ; ceci n’est pas contestable, mais le problème, c’est qu’il n’y a pas de contrepartie pour la personne publique. Il est très bien pour les personnes publiques d’aider les associations, mais plutôt en leur versant des subventions qu’en bradant un bien public.

Ce boulevard qui a été ouvert pourrait entraîner de nombreuses dérives, de nombreuses cessions à vil prix pour diverses associations, et donc conduire à la dilapidation du domaine public.

Troisième section : le contentieux de l’appartenance d’un bien à une personne publique

Pour faire partie du domaine public, il faut appartenir à une personne publique. Il faut donc savoir quelles sont les personnes publiques qui peuvent avoir un domaine, et qu’advient-il du patrimoine lorsqu’une personne publique devient privée.

  1. La propriété publique, critère obligatoire d’appartenance au domaine public ou privé

  1. A) Quelles sont les personnes publiques concernées ?

L’ensemble des personnes morales de droit public peuvent avoir un domaine, public ou privé : l’Etat, les collectivités territoriales (régions, départements, communes), les EPA et les EPIC (arrêt du Conseil d’Etat du 21 mars 1984 Mansuy : jusqu’aux années 80, on considérait que les établissements publics n’avaient pas de patrimoine), les personnes publiques sui generis (la Banque de France, les GIP, les AAI ayant la personnalité morale, telle l’AMF).

  1. B) Seules les personnes publiques sont propriétaires du domaine public

Dès lors qu’un bien est la propriété d’une personne privée, il ne peut en aucun cas appartenir au domaine d’une personne publique, et à fortiori au domaine public.

Certains contentieux assez épars ont vu des propriétaires de biens refuser de les entretenir en invoquant le fait qu’ils appartenaient au domaine public du fait de leur affectation. C’est le cas de :

  • l‘arrêt de section du Conseil d’Etat du 8 mai 1970 Société Nobel-Bozel : un mur implanté sur un terrain privé en bordure d’une voie publique ne peut pas faire partie du domaine public du fait qu’il appartient à une personne privée ;
  • l‘arrêt du Tribunal des conflits du 16 mai 1994 Allar : une voie privée ouverte à la circulation n’appartient pas au domaine public puisqu’elle n’est pas la propriété d’une personne publique ;
  • l‘avis du Conseil d’Etat rendu en assemblé générale du 10 juin 2004 : le siège de l’agence France-Presse ne peut pas appartenir au domaine public puisque cet organisme est une personne morale de droit privé.

Conseils bibliographiques

  • Note du Conseil d’Etat à propos de l’arrêt du 10 juin 2004 et du statut juridique du siège de l’Agence France-Presse, Seules les personnes publiques peuvent être propriétaires d’un domaine public, RFDA 2004
  • Marion Ubaud-Bergeron, Les contradictions du régime du financement privé des ouvrages publics sur le domaine public de l’Etat, AJDA 2003, p.1361

C’est cette même condition qui explique qu’en principe, la personne publique ne peut pas avoir recours au crédit-bail pour financer un ouvrage sur le domaine public puisque pendant la durée du contrat de crédit-bail, l’ouvrage est incorporé au patrimoine de l’organisme, de la société de crédit : c’est l’avis du Conseil d’Etat du 30 mars 1989.

La jurisprudence considère qu’un bien d’une personne publique ne peut pas être détenu en co-propriété avec d’autres personnes privées en raison de l’incompatibilité qu’il y a entre les règles de la co-propriété et les règles de la domanialité publique.

Le premier arrêt qui a été rendu est un arrêt de section du Conseil d’Etat du 11 février 1994 Compagnie d’assurance La Préservatrice foncière : le Conseil d’Etat constate qu’un bien d’une personne publique est détenu en co-propriété et il se demande si, postérieurement à l’acquisition de ce bien en co-propriété, ce bien va être affecté à un service public, et s’il fait donc partie du domaine public. Le Conseil d’Etat constate l’incompatibilité entre co-propriété et domanialité publique, et par conséquent, le bien ne fait pas partie du domaine public.

Dans un arrêt plus récent du 25 février 2009, la première chambre civile de la Cour de cassation était saisie d’un litige identique, sauf qu’elle va poser le même principe que le Conseil d’Etat, à savoir incompatibilité entre co-propriété et domanialité publique, mais elle n’en tire pas du tout la même solution : en raison de l’incompatibilité, elle énonce que les règles de la domanialité priment et que la co-propriété est illégale.

Ces deux solutions peuvent paraître opposées à première vue, mais elles vont en réalité exactement dans le même sens. Si le Conseil d’Etat avait fait primer la co-propriété sur la domanialité car elle était antérieure à la domanialité publique, la Cour de cassation quant-à elle était dans une situation où l’appartenance au domaine public était antérieure à la co-propriété, et c’est donc pour cela qu’elle a fait primer la domanialité publique. Les deux juridictions s’attachent à la chronologie.

  1. C) Ce qu’il advient du patrimoine lorsqu’une personne publique devient privée

La transformation d’une personne publique en personne morale de droit privé va entraîner nécessairement le déclassement de son domaine public. Il est extrêmement fréquent que des EPIC soient transformés en sociétés commerciales : France Télécom en 1996, EDF en 2004, Aéroport de Paris en 2005, la Poste en 2010.

Le juge administratif tâtonne sur le sujet et rend des solutions qui sont plus des solutions dictées par des nécessités de faits et de la pratique plutôt que par un raisonnement juridique rigoureux. Très récemment, en avril 2010, s’est posée la question de savoir si les ouvrages d’EDF étaient des ouvrages publics.

  • Juridiquement, si le juge appliquait à la lettre les principes séculaires juridiques qui ont toujours été appliqués, il devrait répondre par la négative, et dire qu’ils ne le sont plus.
  • De façon pragmatique, il va se demander si l’on peut admettre aujourd’hui, en France, que ces ouvrages, majeurs, puissent être considérés comme autre chose que des ouvrages publics. Il répondra par la négative, ils sont nécessairement publics.

Le Conseil d’Etat a considéré dans un avis de juin 1996 précédant la loi du 16 juillet 1996 privatisant France Télécom que les biens appartenant à France Télécom ne pouvaient plus faire partie du domaine public dès lors que France Télécom était transformée en société privée.

Le législateur décide de faire basculer les biens publics les plus importants de l’établissement dans le domaine public de l’Etat.

Le Conseil constitutionnel, dans un arrêt du 19 avril 2005 à propos d’Aéroport de Paris, privatisé par la loi du 20 avril 2005, a retenu une solution identique.

Le Tribunal des conflits, dans une décision du 12 avril 2010 Société ERDF, devait trancher la question de savoir si les ouvrages d’EDF étaient bien des ouvrages publics. Il a retenu l’affirmative.

Les mêmes questions pourront se poser à propos des biens de GDF, de la Poste (qui est devenue une société commerciale en janvier 2010).

Au regard de ces différents cas d’espèce, il apparaît que la juridiction n’a pas d’avis tranché, et qu’elle statue au cas par cas.

  1. La compétence juridictionnelle sur la question de propriété publique ou privée d’un bien

Il n’y a ici aucune ambiguité jurisprudentielle : lorsqu’il y a un litige entre une personne publique et une personne privée sur un titre de propriété, le seul juge compétent est le juge judiciaire : c’est l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 16 novembre 1960 Commune du Bugue.

Si le juge administratif est saisi d’un litige pour lequel se pose préalablement une question de propriété, il doit en principe surseoir à statuer et poser une question préjudicielle au juge judiciaire : voir par exemple l’arrêt du Tribunal des conflits du 18 décembre 1995 Préfet de la Meuse.

Il y a néanmoins deux exceptions à la compétence de principe du juge judiciaire :

  • c’est l’hypothèse où le litige sur la propriété ne soulève aucune difficulté sérieuse ; dans ce cas, le juge administratif a le droit de ne pas poser une question préjudicielle au juge judiciaire, et il peut régler lui-même le litige de propriété (un litige sans difficulté est celui où l’un des protagonistes n’a pas de titre de propriété) ; voir l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 14 octobre 2008 Commune du Puy en Velay ;
  • si la personne privée se prévaut de la propriété publique du bien (si elle prétend que le bien public en cause appartient à une personne publique), la doctrine considère en général que le juge administratif peut trancher la question (c’est le cas par exemple d’un muret en bordure d’un terrain privé et d’une voie publique qui s’effondre et blesse des passants ; si l’on retient que le muret est sur la voie publique, c’est la personne publique qui est propriétaire et donc responsable ; à l’inverse, si l’on retient que le muret est sur le terrain privé, c’est la personne privée qui est propriétaire et donc responsable).

Leçon n°2 : la distinction domaine public-domaine privé

Est-ce que tous les biens publics dont sont propriétaires les personnes publiques forment une masse homogène ou faut-il faire en leur sein une division ? Non, ils ne forment pas une masse homogène, et il faut distinguer deux catégories : le domaine privé et le domaine public.

Maintenant, comment distinguer le domaine public du domaine privé ? En fixant des critères.

Remarque

Cette distinction est-elle fondamentale ? La réponse est nuancée, la distinction est à la fois relative et fondamentale.

  • Elle est relative car au sein des biens publics, et au sein même du domaine public, tous les biens ne sont pas soumis au même régime juridique ni au même juge : il y a différentes strates, et chacune se caractérise par un niveau de protection plus ou moins élevée. Ainsi, les rivages et les parkings appartiennent au domaine public, mais les rivages sont soumis à un régime bien plus protecteur que celui auquel sont soumis les parkings. C’est l’échelle de domanialité, qui a été conceptualisée par Jean-Marie Auby.
  • Elle reste fondamentale car en droit positif et en jurisprudence, le juge se fonde sur cette distinction pour établir d’abord le droit applicable, mais également la compétence du juge.

Conseils bibliographiques

  • Jean-Marie Auby, Contribution à l’étude du domaine privé, Etudes et documents du Conseil d’Etat de 1958, p.56
  • Fabrice Melleray, L’échelle de domanialité, Mélanges Moderne, Dalloz 2004, p.287

La loi, la jurisprudence et la doctrine ont mis longtemps à s’entendre pour déterminer les critères distinctifs du domaine public et du domaine privé.

Première section : la compétence pour déterminer l’appartenance d’un bien au domaine public ou privé

L’appartenance d’un bien au domaine public ou au domaine privé est objective en cela que la qualification donnée par la personne publique ou les parties est totalement indifférente.

Ce n’est pas la personne publique gestionnaire du domaine qui peut dire si tel ou tel bien appartient à son domaine public ou privé ; lorsqu’elle le fait, elle peut avoir raison, mais le juge n’y accorde aucune valeur juridique.

Ainsi, une personne publique peut affirmer que telle dépendance relève de son domaine privé, mais cette qualification n’a aucune valeur et pourra être renversée par le juge.

  1. La place de la loi et de la jurisprudence : critères légaux ou jurisprudentiels ?

Conseils bibliographiques

  • Lavialle, Remarques sur la définition législative du domaine public, RFDA 2008, p.491

  1. A) La qualification directe par la loi

L’appartenance d’un bien au domaine public ou au domaine privé peut résulter directement de la loi. Dans ce cas, la loi va incorporer expressément au domaine public ou au domaine privé une catégorie précise de biens ; l’individu n’a aucun effort de qualification à faire, et cela concerne seulement certains biens :

  • les autoroutes et routes nationales font partie du domaine public de l’Etat selon le Code de la voirie routière ;
  • les chemins ruraux font partie du domaine privé des communes ;
  • les immeubles de l’Etat à usage de bureaux font partie du domaine privé de l’Etat selon une ordonnance du 19 août 2004.

  1. B) La définition générale par la loi

Indépendamment des cas de qualification directe, la loi, en général, se limite à donner une définition générale du domaine public ou privé. Dans ce cas là, la loi va dire par exemple que le domaine public est composé des biens affectés à un service public. L’individu va devoir déterminer au cas par cas qu’est-ce qu’un bien affecté au service public.

Quelle est donc aujourd’hui la définition que donne la loi du domaine public ? Cette définition n’était pas fixée jusqu’en 2006, et a donc fait l’objet d’une longue évolution. Jusqu’alors, elle ne faisait que varier, et ne coïncidait pas avec celle du juge administratif.

L’évolution de la définition du domaine public donnée par la loi

  • La première étape date du Code civil de 1804 qui avait défini le domaine public comme étant les biens insusceptibles de propriété privée.
  • Le juge ne s’est pas servi de cette définition car elle n’était pas opérante, elle ne correspondait pas à la réalité. C’était une définition légale inutile qui n’a pas été abrogée pendant plus de deux cent ans.
  • La seconde étape réside dans le Code du domaine de l’Etat dans sa rédaction résultant du décret du 14 mars 1962 qui avait défini le domaine public ainsi : «le domaine national s’entend de tous les biens et droits qui appartiennent à l’Etat. Ceux des biens visés à l’article précédent qui ne sont pas susceptibles d’une propriété privée en raison de leur nature ou de la destination qui leur est donnée sont considérés comme des dépendances du domaine public national, les autres biens constituent le domaine privé». Le pouvoir réglementaire se borne à définir le domaine public mais pas le domaine privé.
  • Cette définition n’a pas été plus opérante que la première car ce Code, ayant maintenu cette idée des biens du domaine public comme ceux ne pouvant faire l’objet d’une propriété privée, n’a jamais été utilisé par le juge.
  • La troisième étape réside dans le Code général de la propriété des personnes publiques de 2006, et la définition du législateur est parfaitement conforme à celle utilisée par le juge. Selon l’article L.2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques, «sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public, pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public».
  • Cette définition est opérante et utilisée par le juge car le Code général de la propriété des personnes publiques n’a fait que reprendre mot pour mot la définition donnée depuis cinquante ans par la jurisprudence : le domaine public est donc une construction prétorienne.

  1. La compétence exclusive du juge administratif pour distinguer le domaine public du domaine privé

Une fois la définition posée, il appartiendra au juge de qualifier au cas par cas les dépendances litigieuses. Le juge administratif est le seul juge compétent pour faire cette distinction.

Si dans un litige sur la propriété privée soumis au juge judiciaire se pose une question de qualification d’une dépendance en bordure de la propriété privée, le juge judiciaire aurait l’obligation de surseoir à statuer et de saisir le juge administratif. C’est l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 16 novembre 1960 Commune du Bugue, et l’arrêt du Tribunal des conflits du 24 septembre 2001 Société BE diffusion c./ RATP.

Conseils bibliographiques :

  • Philippe Yolka, note sur l’arrêt du 24 septembre 2001 du tribunal des conflits, RJEP 2002, p.217

Deuxième section : les critères de distinction entre domaine public et domaine privé

Conseils bibliographiques :

  • Melleray, La recherche d’un critère réducteur de la domanialité, AJDA 2004, p.490
  • Melleray, Définition et critères du domaine public, RFDA 2006, p.907 (très bonne synthèse)
  • Hubrecht, Faut-il définir le domaine public et comment ?, AJDA 2005, p.598 (assez technique)
  • Yolka, RJEP 2006, p.411 (bonne base de cours)
  • Lavialle, Que reste-t-il de la jurisprudence Société Le Béton ?, RFDA 2010, p.533

  1. L’évolution des critères de distinction dans la jurisprudence administrative

Le juge administratif, jusqu’en 2006, n’a jamais utilisé la définition du législateur. Il a donc toujours fait comme si la loi ou le pouvoir réglementaire n’avait pas donné de définition, et a toujours forgé sa propre définition.

  1. A) La conception initiale du domaine public : les biens affectés à l’usage de tous

Où est-ce que le juge est-il allé chercher l’inspiration pour définir le domaine public ? Il s’est beaucoup inspiré de la doctrine. Victor Proudhon avait écrit un ouvrage en 1834, il était le premier à proposer une distinction entre le domaine public et le domaine privé, en disant que le domaine public correspondait à l’ensemble des biens affectés à l’usage de tous. Cela a été la première définition retenue par le juge administratif.

Le premier arrêt qui fait une référence explicite aux écrits de Proudhon est bien postérieur : c’est un arrêt du 28 juin 1935 dit Marecar, selon lequel le cimetière est affecté à l’usage du public, et doit dès lors être compris parmi les dépendances du domaine public.

Il y a également l’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 22 avril 1960 Berthier où le juge va considérer que les promenades publiques font partie du domaine public parce qu’elles sont affectées à l’usage de tous.

Un troisième arrêt retient le même raisonnement : c’est l’arrêt du 30 mai 1975 Dame Gozzoli, selon lequel une plage fait partie du domaine public parce qu’elle est affectée à l’usage de tous.

Il ne faut pas entendre par “usage de tous” usage collectif, mais plutôt ensemble des biens qui peuvent faire l’objet d’un usage direct, sans autorisation, par les particuliers.

Ce premier critère est-il encore opérant aujourd’hui ? Oui, le juge continue de s’y référer pour certains biens :

  • arrêt du Conseil d’Etat du 21 mars 1984 EPAD où le juge va dire que la place centrale du quartier de la Défense à Paris est bien une dépendance du domaine public parce qu’elle est affectée à l’usage de tous ;
  • arrêt du Tribunal des conflits du 22 septembre 2003 Commune de Juiville où le bien en question est considéré comme faisant partie du domaine public parce que la commune le laisse à l’usage direct des riverains ;
  • arrêt du Conseil d’Etat du 25 mai 2007 Société Zebra Auto où un circuit routier exploité par une commune est considéré comme faisant partie du domaine public parce qu’il est ouvert au public.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt du 22 septembre 2003, AJDA 2004, p.930

  1. B) L’inclusion ultérieure des biens affectés au service public

Le juge a été très vite obligé d’instaurer un deuxième critère d’identification du domaine public. L’enjeu pour le juge est de déterminer le régime applicable et notamment la protection du bien concerné.

L’inconvénient du premier critère est qu’il est trop restrictif, il conduisait à écarter du domaine public des biens qui n’étaient peut-être pas utilisés par tous mais qui revêtait pourtant une grande utilité publique.

Ex : universités, hôpitaux, voies ferroviaires.

C’est la doctrine qui va critiquer en premier ce critère, en particulier Léon Duguit. Il a été le premier à critiquer le caractère trop restrictif du premier critère et à proposer un critère alternatif. Selon lui, le domaine public, c’est effectivement les biens à l’usage de tous, mais également les biens affectés à un service public.

Le Conseil d’Etat a opéré réception de ce deuxième critère dans les années 60 :

  • arrêt du 19 octobre 1956 Société Le Béton : la question qui se posait était de savoir si les terrains inclus dans la dépendance d’un port maritime faisaient partie ou pas du domaine public ; le juge a retenu l’affirmative car d’après lui, ils étaient nécessaires au fonctionnement du service public portuaire ;
  • arrêt de section du 5 février 1965 Société Lyonnaise des Transports : le litige portait sur un garage ouvert aux usagers à proximité d’une gare ; le juge retient qu’il fait partie du domaine public car il est le complément nécessaire du service public ferroviaire.

À partir de cette période, en jurisprudence, le juge a recours à deux critères alternatifs pour déterminer si l’objet fait partie du domaine public : parce qu’il est ouvert à l’usage de tous ou parce qu’il est affecté à l’exploitation d’un service public, à condition qu’il appartienne à une personne publique.

Est-ce toujours évident de distinguer le contenu des deux critères en pratique ? En effet, un bien peut être à l’usage de tous et être affecté à un service public.

Ex : à propos d’une promenade publique, l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1960 Berthier a retenu qu’elle faisait partie du domaine public parce qu’elle était ouverte à l’usage de tous, mais l’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 11 mai 1959 Dauphin qui portait également sur une promenade publique avait retenu qu’elle faisait partie du domaine public car elle était affectée au service public culturel.

L’arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1977 Michaud concernait des halles municipales, le juge a retenu qu’elles faisaient partie du domaine public car elles étaient affectées au service public de l’organisation de l’alimentation.

Ce critère fait-il l’objet d’une utilisation actuelle ? Oui, et c’est même surtout ce critère qui est utilisé par le juge plus que le premier.

Ex : pour un gîte rural exploité par une commune ; le Conseil d’Etat va dire qu’il fait partie du domaine public car il est affecté au service public du développement économique dans son arrêt du 25 janvier 2006 Commune de la Souche.

Pour les locaux de l’Etat mis à la disposition de la cinémathèque française ; le Conseil d’Etat va dire qu’ils font partie du domaine public car ils sont affectés au service public culturel dans son avis du 18 mai 2004.

Pour les remontées mécaniques sur les pistes de ski et une base de loisirs exploitées par une commune ; le Conseil d’Etat va dire qu’ils font partie du domaine public car ils sont affectés au service public touristique dans ses arrêts des 19 avril 2005 et 16 mars 2010.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt du 25 janvier 2006, AJDA 2006, p.231
  • note sur l’arrêt du 16 mars 2010, Contrat d’occupation du domaine public – base de loisirs affectée au service public touristique et de loisirs, François Llorens, Contrats et marchés publics, 2010, commentaire 227

  1. C) La nécessité d’un critère réducteur : l’aménagement spécial

Le deuxième critère présente l’inconvénient d’être trop extensif, puisqu’il est possible d’affirmer que tous les biens des personnes publiques présentent un lien plus ou moins direct avec un service public.

Ce deuxième critère, si on l’applique à la lettre, tend à faire basculer dans le domaine public tous les biens publics.

Pour cette raison, le juge a adjoint un troisième critère cumulatif : pour faire partie du domaine public, le bien doit en outre avoir fait l’objet d’un aménagement spécial en vue de le rendre conforme à sa destination.

Il ne suffit pas que le bien appartienne à une personne publique et qu’il soit affecté à un service public pour faire partie du domaine public ; il faut que la personne publique ait réalisé des aménagements spécifiques de nature à favoriser l’exploitation du service public.

À l’origine, ce critère ne devait être adjoint qu’aux biens affectés au service public (on n’avait besoin d’un critère réducteur que pour le seul critère n°2).

Mais très vite, le juge l’a également appliqué aux biens affectés à l’usage de tous. Ce n’est donc pas rigoureux car la catégorie des biens affectés à l’usage de tous n’est pas extensive.

Exemples où le juge a appliqué ce critère réducteur pour des biens affectés au service public :

  • arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 11 mai 1959 Dauphin, l’aménagement spécial réside dans le fait que la commune ait fait poser à l’entrée de cette promenade deux bornes avec une chaîne pour empêcher l’accès aux voitures ;
  • arrêt du Conseil d’Etat du 13 décembre 2006 SARL Le Dôme du Marais, le bien litigieux était les locaux du Crédit municipal de Paris ; c’est le service public d’aide sociale ; le juge se contente de dire qu’ils ont été spécialement aménagés à cet effet (sans dire lequel).

Exemples où le juge a appliqué ce critère réducteur à des biens utilisés directement par le public :

  • arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1960 Berthier ;
  • arrêt du Conseil d’Etat du 14 juin 1972 Eidel à propos du bois de Vincennes ;
  • arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 24 octobre 1995 Commune de Saint Ours à propos des réseaux publics de distribution d’eau potable.

Ce critère est très discutable et critiqué car le juge l’avait institué dans le but d’éviter une extension indéfinie du domaine public, en raison notamment de l’affectation au service public. Or, en pratique, le juge a eu une conception de l’aménagement spécial extrêmement large et extensive elle-aussi. En conséquence, ce critère a-t-il réellement joué un rôle réducteur de la domanialité ? Pas du tout, car le juge en a une conception extrêmement extensive.

Ainsi, l’arrêt du Conseil d’Etat du 30 mai 1975 Dame Gozzoli concernait une plage que le juge avait considéré comme affectée à l’usage de tous ; le juge va y voir un aménagement spécial dans le fait qu’elle faisait l’objet d’un entretien régulier.

  1. Les critères de distinction retenus par le Code général de la propriété des personnes publiques : continuité et évolution

Le Code général de la propriété des personnes publiques va reprendre pratiquement à l’identique la définition jurisprudentielle du domaine public, et notamment, au sens du Code, le domaine public est un bien qui répond à l’un des deux critères, à savoir être affecté à l’usage de tous ou être affecté à un service public.

Le Code général de la propriété des personnes publiques va maintenir la nécessité d’un critère réducteur en le reformulant. Il y a bien un critère réducteur qui ne joue que pour les biens affectés à un service public ; le Code ne parle pas d’aménagement spécial, mais vise l’existence d’un aménagement indispensable.

Les rédacteurs du Code général de la propriété des personnes publiques ont largement insisté sur le fait qu’il fallait tenter de restreindre le domaine public. Ils ont explicitement dit dans le rapport introductif que s’ils mettaient ces termes à la place de ceux utilisés par le juge, c’était pour inciter le juge à se montrer plus restrictif sur la qualification du domaine public.

Le juge a-t-il opéré réception de ce changement ? Oui, totalement.

Le Code maintient les deux critères établis par la jurisprudence mais apporte plus de cohérence au critère réducteur, puisque d’une part, il n’est appliqué désormais qu’aux biens affectés au service public, et surtout, la vocation de celui-ci est véritablement d’être un critère réducteur, ce qu’il n’était pas jusqu’à présent.

Dans l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 28 décembre 2009 Brasserie du Théâtre, la question était de savoir si le critère de l’aménagement indispensable était un critère qui avait un effet rétroactif : le juge doit-il appliquer ce critère à des litiges nés antérieurement au Code général de la propriété des personnes publiques de 2006 ? La réponse du juge est négative, ce critère n’a pas d’effet rétroactif.

Conseils bibliographiques

  • conclusions de M. Olleon sur l’arrêt du 28 décembre 2009, BJCP 2010, n°69, p.125
  • note sur l’arrêt du 28 décembre 2009, Olivier Févrot, Définition du domaine public et dualisme juridictionnel, AJDA 2010, p.841

III. Les cas particuliers de qualification des dépendances du domaine public ou privé : la conception globale du domaine public

Il y a certains cas où le juge va faire l’économie des critères du domaine public et raisonner globalement pour apprécier si un bien appartient ou pas au domaine public : c’est ce qu’on appelle les accessoires du domaine public.

  1. A) Le cas des accessoires d’une dépendance principale du domaine public

Dans certains cas, le juge va considérer qu’un bien appartient au domaine public, non pas parce qu’il en remplit les critères, mais parce que ce bien est un accessoire d’une dépendance du domaine public.

Le juge a toujours distingué deux catégories d’accessoires :

  • certains biens sont des accessoires parce qu’ils sont indissociables physiquement du domaine public ; c’est l’accessoire physique ;
  • d’autres sont des accessoires parce qu’ils sont indispensables au bon fonctionnement du domaine public ; c’est l’accessoire utile.

Certains sont parfois indissociables et indispensables :

  • c’est le cas par exemple d’un mur de soutènement d’une voie publique, selon l’arrêt du Conseil d’Etat du 16 novembre 1960 Commune du Bugue ;
  • c’est le cas également des colonnes d’affichage publicitaire installées sur la voie publique, selon l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 avril 1956 Ville de Nice ;
  • c’est le cas aussi du rez-de-chaussée non-affecté d’un immeuble appartenant lui-même au domaine public, selon l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 janvier 1985 Ville de Grasse.

Cette théorie de l’accessoire a été consacrée par le Code général de la propriété des personnes publiques à l’article L.2111-2 qui vise comme faisant partie du domaine public les accessoires indissociables du domaine public.

Propriété privée

qualification directe par la loi

affecté à

l’usage de

tous

Domaine public

Biens => JJ application des critères du domaine public

(JP et légaux) et CGPPP

affecté à un

service public +

aménagement

accessoire indissociable indispensable

Propriété publique => Juge administratif

Domaine privé

La théorie de l’accessoire est d’origine prétorienne et signifie que certains biens font partie du domaine public parce qu’on les considère comme étant des accessoires du domaine public, même si, de façon autonome, ils ne répondent pas aux critères du domaine public.

Exemples d’application récente :

  • à propos des radars automatiques installés sur les routes qui sont, d’après le juge, des équipement intégrés aux infrastructures routières et donc des accessoires du domaine public, selon l’arrêt du Conseil d’Etat du 31 octobre 2007 Ministre de l’Intérieur ;
  • à propos d’un talus nécessaire au soutien d’un bien public, qui est donc un accessoire du domaine public, selon l’arrêt du Conseil d’Etat du 5 mai 2010 Palud.

La théorie de l’accessoire conduit à une conception globale du domaine public car elle tend à inclure dans le domaine public des biens qui, individuellement, ne répondent pas aux critères du domaine public. Par conséquent, c’est une théorie qui tend à étendre le domaine public, or, la tendance jurisprudentielle et législative actuelle est davantage à une restriction du domaine public.

Il faut souligner qu’un type de biens pose problème : il s’agit des immeubles, tels que les locaux des immeubles affectés à un service public et les réserves naturelles, qui méritent de s’y attarder.

  • Dans l’arrêt Ville de Grasse du 25 janvier 1985, le rez-de-chaussée d’un immeuble avait été considéré comme faisant partie du domaine public car il faisait partie d’un immeuble qui en faisait lui-même partie. Mais aujourd’hui, cette solution n’est plus retenue car la personne publique exploitant les immeubles se voit limitée : elle ne peut aliéner ces biens qui font partie du domaine public par le biais de la théorie de l’accessoire.
  • On soumet de façon excessive certains étages de ces immeubles à une protection démesuréeau regard de leur non-affectation. Il faudrait appliquer une division des volumes. La première fois que le Conseil d’Etat a accepté de ne pas appliquer la théorie de l’accessoire à des immeubles en volumes, ce fut dans l’arrêt du 24 janvier 1990 Boulier où il avait considéré qu’un étage d’un immeuble affecté au service public de l’éducation, faisant donc lui-même partie du domaine public, occupé par des appartements de fonction, ne faisait pas partie du domaine public. C’était un arrêt isolé que le Conseil d’Etat a confirmé récemment. Dans l’arrêt du 11 décembre 2008 Perraud, concernant des locaux du Crédit municipal de Paris, affectés à un service public, mais plus précisément à propos d’appartements loués à des particuliers au sein même de ces locaux, le juge a refusé d’appliquer la théorie de l’accessoire et a dit que ces appartements ne faisaient pas partie du domaine public car ils ne répondaient pas individuellement aux critères du domaine public et n’en constituaient pas non plus un accessoire.
  • Dans le même sens, l’arrêt de section du 28 décembre 2009 Brasserie du théâtre : le théâtre fait bien partie du domaine public en raison de son affectation au service public culturel, mais le juge n’a pas appliqué la théorie de l’accessoire aux locaux de la brasserie car elle bénéficiait d’une entrée dissociée de celle du théâtre, car le contrat la liant à la commune ne lui imposait aucune sujétion, et car elle ne participait pas au service public. Cet arrêt, rendu en section et postérieurement au Code général de la propriété des personnes publiques, et le raisonnement très détaillé du juge, marque une volonté du Conseil d’Etat de manifester le fait qu’il entend désormais s’inscrire dans la tendance tracée par le code de réduction du domaine public.
  • Dans les réserves naturelles, faut-il considérer que toutes les parcelles appartiennent au domaine public ou doit-on différencier certaines parcelles ? Les parcelles occupées par le manadier ne font pas partie du domaine public selon un arrêt du Conseil d’Etat du 8 juin 2005 Syndicat pour la protection de la Camargue.

La théorie de l’accessoire est toujours utilisée pour les meubles, mais le juge est plus réservé pour les immeubles.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt du 11 décembre 2008, Olivier Févrot, Logements d’habitation, consistance du domaine public et application restrictive de la théorie de l’accessoire, AJDA 2009, p.828

  1. B) La domanialité publique par anticipation ou virtuelle

La jurisprudence a accepté pendant un temps cette idée de domanialité publique virtuelle, qui consiste à considérer qu’un bien qui fera l’objet d’une affectation future puisse être incorporé par anticipation au domaine public. Ce fut le cas dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 6 mai 1985 Eurolat c./ Crédit foncier de France, ainsi que dans l’avis du Conseil d’Etat du 31 janvier 1995. Lorsque le juge était saisi de cette question, le critère déterminant qu’il retenait pour accepter l’application de cette théorie était celui du caractère certain des aménagements futurs : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 29 novembre 2004 ASF.

Aujourd’hui, cette théorie n’a plus lieu d’être car le Code général de la propriété des personnes publiques a entendu y mettre un terme : le code ne vise nullement les biens qui recevront dans le futur une affectation au service public, mais les seuls biens qui ont une affectation réelle et actuelle.

Les rédacteurs du code ont voulu mettre un terme à la domanialité publique virtuelle de façon certaine, afin de cantonner, de restreindre le domaine public.

Troisième section : la mise en oeuvre des critères : la consistance du domaine public

  1. La consistance du domaine public composé des biens affectés à l’usage direct du public

Conseils bibliographiques

  • Yolka, Le domaine public naturel, AJDA 2009, p.2325
  1. A) Le domaine public maritime

Il est actuellement défini à l’article L.2111-4 du Code général de la propriété des personnes publiques, mais cette définition reprend à l’identique celle qui avait été donnée par la jurisprudence antérieurement au code.

Sont inclus le sol et le sous-sol compris entre la limite de la mer territoriale, étendue de mer décomptée à partir du rivage (douze miles marins) et les rivages de la mer, qui sont constitués par «tout ce que la mer couvre et découvre, jusqu’où les plus hautes mers peuvent s’étendre en l’absence de perturbations météorologiques exceptionnelles».

Le problème, c’est que les terrains qui sont peu à peu envahis par la mer tombent dans le domaine public de façon naturelle et objective : la personne propriétaire des parcelles en bord de mer est donc expropriée de fait.

Ce domaine maritime fait l’objet d’une protection très forte.

Sont inclus également dans le domaine public maritime le sol et sous-sol des étangs salés, les lais et relais de la mer (dépôts laissés par la mer de façon naturelle et définitivement hors d’eau, comme les lagunes), les concessions d’endigage.

  1. B) Le domaine public aérien et hertzien

Le domaine public aérien, c’est l’ensemble des voies empruntées par les aéronefs, et le domaine public hertzien vise les fréquences radioélectriques disponibles sur le territoire de la République.

  1. C) Le domaine public fluvial

Il est constitué par les cours d’eau et les lacs qui appartiennent à l’Etat et aux collectivités territoriales.

Il y a eu toute une jurisprudence antérieure au Code général de la propriété des personnes publiques où l’on distinguait en fonction de la flottabilité des fleuves (possibilité pour les bateaux de les parcourir), mais le législateur n’a pas tenu compte de ce critère.

  1. D) Le domaine public terrestre

Il est composé principalement de trois éléments :

  • le principal et premier est la voirie publique, de laquelle font partie toutes les voies publiques ouvertes à la circulation, à savoir les autoroutes et routes nationales, départementales et communales, mais aussi les accessoires de la voirie, à savoir appareils de signalisation, colonnes de publicité, réverbères et ponts.
  • En revanche, ne font pas partie de la voirie routière les chemins ruraux, qui font partie du domaine privé des communes, et les voies privées ouvertes au public.
  • Le second correspond aux halles et marchés.
  • Le troisième correspond aux cimetières.
  1. E) Les édifices du culte

Conseils bibliographiques

  • Lavialle, Les édifices affectés aux cultes, RFDA 2006, p.949

Avant 1905, la question ne se posait pas car avant la loi de séparation de l’Église et de l’Etat, il y avait en France un service public du culte, et l’on considérait que toutes les églises étaient bien du domaine public car elles étaient affectées au service public du culte.

Après la loi, le service public du culte a été supprimé, et s’est posée la question de savoir si les églises faisaient toujours partie du domaine public, si elles avaient basculé dans le domaine privé de l’Etat ou si elles n’en faisaient plus du tout partie.

  • Lorsque l’édifice en question a été construit postérieurement à 1905, on considère qu’il est la propriété privée de l’Église.
  • Pour les édifices construits antérieurement à 1905, la logique aurait voulu qu’ils basculent dans le domaine privé, mais ce n’est pas la solution qui a été retenue et l’on considère toujours qu’ils font partie du domaine public parce que le Conseil d’Etat considère que leur affectation est prévue et protégée par la loi dans son arrêt du 19 novembre 1949 Carlier (les cathédrales font partie du domaine public de l’Etat, et les églises du domaine public communal).
  • Dans l’arrêt du 19 octobre 1990 Association Saint Pie V, il s’agissait d’une église construite antérieurement à 1905, mais la commune avait cédé l’église à une association cultuelle ; le Conseil d’Etat a retenu que l’église n’étant pas la propriété d’une personne publique, elle ne pouvait faire partie du domaine public.

  1. La consistance du domaine public composé des biens affectés à un service public
  2. A) Les dépendances artificielles du domaine public naturel

Il s’agit des ports maritimes et fluviaux, les aéroports et l’ensemble des installations de navigation aérienne.

  1. B) Le domaine public milliaire

Il comprend toutes les dépendances affectées au service public de la défense nationale, à l’exception des casernes qui font partie du domaine privé.

  1. C) Le domaine public ferroviaire

Il comprend les voies ferrées et les gares.

  1. D) Le domaine public mobilier

Conseils bibliographiques

  • Yolka, Les meubles de l’Administration, AJDA 2007, p.964

Pendant longtemps, l’existence d’un domaine public mobilier a été refusée. La doctrine a toujours considéré que les meubles ne pouvaient en faire partie car ils n’étaient pas affectés à un service public.

L’arrêt de principe qui a introduit une brèche dans ce raisonnement est un arrêt de la Cour de cassation du 2 avril 1963 : c’est la première fois qu’un juge a considéré qu’un bien meuble faisait partie du domaine public.

Il ne s’agissait pas de n’importe quel meuble, mais d’un tableau acquis par la Réunion des musées de France, établissement public chargé de la gestion du patrimoine culturel de tous les musées français.

Le juge a retenu cette solution à propos de ce bien car «sa conservation participe et est l’objet même du service public assumé par les musées français».

Aujourd’hui, le Code général de la propriété des personnes publiques a consacré l’existence du domaine public mobilier, le débat est donc clos ; il est visé à l’article L.2112-1 du code, qui le définit comme les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique (comme les documents d’archives, les collections des musées …).

Leçon n°3 : les actes d’incorporation et de sortie du domaine public

Conseils bibliographiques

  • Rapp, Entrée et sortie des biens (la propriété «choisie»), RFDA 2006, p.916

Première section : l’intégration au domaine public

Il faut distinguer trois activités qui touchent à cette question.

  • Il y a tout d’abord l’acquisition du bien, qui est l’acte juridique par lequel la personne publique devient propriétaire d’un bien. S’agissant du domaine public naturel, celle-ci résulte d’un fait naturel ; s’agissant du domaine public artificiel, celle-ci pourra se faire par achat, cession ou expropriation.
  • Vient ensuite l’incorporation du bien au domaine public, qui est l’acte juridique prenant acte de l’appartenance du bien au domaine public. Généralement, il s’agira d’un acte de classement.
  • Enfin, l’affectation proprement dite, qui est la réalisation matérielle de la condition nécessaire de l’appartenance du bien au domaine public.

Dans certains cas, les trois hypothèses se confondent : c’est notamment le cas pour le domaine public naturel.

1 seule condition : l’affectation matérielle

Entrée dans le

domaine public inutile

Acte de classement

Biens appartenant si adopté : superflu

au domaine public

ou privé désaffectation matérielle

Sortie du 2 conditions

domaine public cumulatives

acte de déclassement

  1. La portée des décisions de classement

La domanialité publique est une donnée objective ; par conséquent, l’affectation à l’utilité publique d’un bien suffit à le faire rentrer dans le domaine public, et celle-ci s’impose à l’administration. La volonté de l’administration et les actes qu’elle prend sont sans incidence sur ce point.

  1. A) La suffisance de l’affectation réelle du bien et l’inutilité de l’acte de classement

Le principe est que l’affectation réelle du bien à l’utilité publique suffit à l’incorporer au domaine public, même si aucune acte de classement formel n’est intervenu. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 mai 2005 Société des cinémas Huez : il s’agissait d’un immeuble affecté à un service public, avec aménagement spécial, et le juge va dire que même si aucun acte de classement n’était intervenu, l’immeuble faisait bien partie du domaine public.

Il n’y a qu’une exception à ce cas : si la loi le prévoit autrement, puisqu’il peut arriver que la loi exige un acte de classement en plus de l’affectation réelle du bien.

Si la personne publique prend quand même un acte de classement, celui-ci est totalement superflu puisqu’il ne fait que prendre acte de l’affectation. Réciproquement, son refus de prendre un acte de classement est totalement légal puisqu’elle n’y est pas obligée.

Le Code général de la propriété des personnes publiques a consacré cette suffisance de l’affectation matérielle à l’article L.2111-3 qui dispose que «s’il n’en est pas disposé autrement par la loi, tout acte de classement ou d’incorporation au domaine public n’a d’autre effet que de constater l’appartenance de ce bien au domaine public».

  1. B) L’indifférence de l’acte de classement en l’absence d’affectation

Imaginons un bien qui ne fait pas l’objet d’affectation, qui ne fait pas partie du domaine public, et malgré cela, la personne publique prend un acte de classement en vue de le placer dans le domaine public. Cet acte de classement n’a aucune valeur juridique, et n’a pas pour effet de faire rentrer le bien dans le domaine public.

L’arrêt de section du Conseil d’Etat du 20 juin 1958 Dame Prache est l’arrêt de principe en la matière, mais il y aussi l’arrêt du 29 novembre 2004 Société ASF. La domanialité publique ne se décrète pas.

Conseils bibliographiques

  • Note sur l’arrêt Société ASF, Revue de Droit administratif, janvier 2005
  • Ubaud Bergeron, L’appartenance d’un bien au domaine public ne se présume pas, AJDA 2005, p.1182

  1. La compétence d’affectation

  1. A) La compétence du propriétaire pour décider de l’affectation

Le principe est que seule la personne publique propriétaire du bien peut décider de l’affectation de celui-ci : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 30 octobre 1987 Commune de Levallois-Perret.

Il peut arriver par exception que la loi désaisisse le propriétaire de cette compétence. C’est le cas par exemple des églises, qui continuent à appartenir aux personnes publiques.

Par ailleurs, il se peut également, toujours en vertu de la loi, qu’il n’y ait pas coïncidence entre propriétaire et affectataire.

Ex : s’agissant du réseau des voies ferrées en France, l’établissement public RFF est propriétaire du réseau ferroviaire mais la SNCF est responsable du service et donc de l’affectation.

S’agissant des biens de l’Etat, l’affectation est décidée soit par décret soit par arrêté ministériel ; s’agissant des collectivités territoriales, l’affectation est décidée par une délibération de l’assemblée délibérante.

Il ne faut pas confondre cet acte d’affectation avec l’acte de classement dans le domaine public, mais il se peut parfois que le même acte fasse les deux.

  1. B) Les changements d’affectation

  1. Le principe de continuité de la domanialité publique en cas de changement d’affectation

Imaginons un bien faisant partie du domaine public car affecté à l’usage du public, mais dont la personne publique propriétaire voudrait en changer l’affectation. Il n’est pas question ici de désaffectation à l’utilité publique, mais de simple changement d’affectation.

Ex : un hôtel de ville qui remplace une école dans un immeuble.

Cette désaffectation fait-elle tomber la domanialité publique durant la période de transition ? Dans cette hypothèse, il n’y a pas rupture de la domanialité publique, même si le bien est privé temporairement de son affectation. Problème : il n’y a pas de domanialité publique virtuelle car dans ce cas, la situation initiale du bien est celle selon laquelle le bien n’a jamais été affecté. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 1er février 1995 Préfet de la Meuse.

  1. Les changements d’affectation amiable

Le changement d’affectation amiable peut résulter d’un transfert de gestion : ainsi, l’Etat peut décider du changement d’affectation d’une dépendance de son domaine public assortie d’un transfert de gestion à une autre collectivité.

Cette possibilité est consacrée par l’article L.2123-3 du Code général de la propriété des personnes publiques qui dispose que «les personnes publiques propriétaires peuvent opérer entre elles un transfert de gestion des immeubles dépendants de leur domaine public pour permettre à la personne publique bénéficiaire de gérer ces immeubles en fonction de leur affectation».

Le changement d’affectation amiable peut résulter d’un transfert de propriété : en principe, l’inaliénabilité interdit le transfert des biens du domaine public entre personnes publiques.

Le Code général de la propriété des personnes publiques a apporté un assouplissement à cette règle et désormais, l’article L.3112 admet la possibilité de transfert de propriété entre personnes publiques, avec ou sans changement d’affectation.

Il se peut également que la loi organise un transfert de propriété entre personnes publiques, comme par exemple la loi du 8 décembre 2009 qui organise un transfert de biens entre le Syndicat des transports d’Ile-de-France et la RATP.

Conseils bibliographiques

  • Note sur l’arrêt du Conseil constitutionnel du 3 décembre 2009, RFDA 2010, p.62

  1. Les changements d’affectation forcée : le cas des mutations domaniales

La loi peut autoriser l’Etat à procéder unilatéralement à un transfert de propriété entre différentes personnes publiques.

La théorie des mutations domaniales prévoit que l’Etat peut décider, indépendamment d’une loi, d’un changement d’affectation d’une dépendance du domaine public d’une autre collectivité sans transfert de propriété.

Cette théorie a été consacrée par l’arrêt du Conseil d’Etat du 16 juillet 1909 Ville de Paris. Elle a été extrêmement critiquée par la doctrine car en consacrant ce pouvoir de mutation domaniale de l’Etat, le Conseil d’Etat remet purement et simplement en question le droit de propriété de la collectivité.

Cette théorie n’est pas obsolète puisque le Conseil d’Etat l’a réaffirmé récemment dans l’arrêt du 23 juin 2004 Commune de Proville.

Contre toute attente, le Code général de la propriété des personnes publiques a consacré cette théorie à l’article L.2123-4 qui dispose que «lorsqu’un motif d’intérêt général justifie de modifier l’affectation des dépendances du domaine public appartenant à une collectivité territoriale, un groupement de collectivités ou un établissement public, l’Etat peut, pour la durée correspondant à la nouvelle affectation, procéder à cette modification en l’absence d’accord de cette personne publique».

Cette disposition peut choquer car elle porte atteinte au droit de propriété des personnes publiques, et plus précisément des collectivités territoriales ; mais inversement, s’il y a réellement un motif d’intérêt général national, il semble normal que l’Etat puisse intervenir et dépasser ce refus de la collectivité. Xavier Bioy parle de la «propriété éminente de l’Etat».

Conseils bibliographiques

  • conclusions sur arrêt du 23 juin 2004, RJEP 2005, p.75

Deuxième section : la sortie des biens du domaine public

  1. La nécessité d’un acte de déclassement constatant la désaffectation

Le bien doit être réellement désaffecté et doit, de surcroit, faire l’objet d’un acte de déclassement. On peut citer l’arrêt de section du Conseil d’Etat du 17 mars 1957 Sieur Ranchon, il s’agissait de locaux qui avaient cessé d’être affectés au service public mais qui, «en l’absence d’une mesure expresse de déclassement, continuaient à constituer une dépendance du domaine public communal».

Cette solution a été consacrée par un avis du Conseil d’Etat du 31 janvier 1995 ; le Conseil constitutionnel lui-même adopte un raisonnement identique dans la décision du 18 septembre 1986 Liberté de communication ; le Code général de la propriété des personnes publiques a lui aussi consacré cette solution à l’article L.2141-1.

Il y a aussi l’arrêt du 18 mars 1963 Cellier, il s’agissait d’une gare qui avait été désaffectée mais qui n’avait jamais fait l’objet d’un acte de déclassement, et qui donc faisait toujours partie du domaine public.

  1. Le rapport entre l’acte de déclassement et l’absence de désaffectation

  1. A) L’inutilité de l’acte de déclassement en l’absence de désaffectation

S’il n’y a pas de désaffectation matérielle, l’acte de déclassement est sans valeur. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1977 Michaud qui concernait les halles municipales de la ville de Lyon : une délibération du Conseil municipal classait ces halles dans le domaine privé. Ces halles sont affectées au service public et font l’objet d’un aménagement spécial ; par conséquent, elles font partie du domaine public «nonobstant la délibération du Conseil municipal».

Il y a l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles du 23 mars 2006 Commune de Chesnay, qui constate l’illégalité du déclassement d’un immeuble affecté à la Police municipale dans la mesure où l’affectation n’avait pas cessé.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt Commune de Chesnay, AJDA 2006, p.1404

  1. B) La question du déclassement anticipé

Il s’agit ici de l’hypothèse qui est l’exacte opposée de la domanialité publique virtuelle : se pose la question de savoir si l’on peut anticiper cette désaffectation future en déclassant le bien par anticipation, à propos d’un bien du domaine public qui sera ultérieurement désaffecté.

Jusqu’au Code général de la propriété des personnes publiques, cela n’était pas possible : l’article L.2141-2 a consacré cette possibilité seulement pour les immeubles de l’Etat et l’anticipation ne peut pas être d’un délai supérieur à trois ans.

En cas de vente de l’immeuble, l’acte de vente stipule que celle-ci sera résolue de plein droit si la désaffectation n’est pas intervenue dans ce délai.

Leçon n°4 : la protection du domaine public

Première section : la protection de la consistance du domaine public

  1. L’inaliénabilité du domaine public

  1. A) Définition et valeur juridique du principe

Ce principe d’inaliénabilité est un principe hérité de l’Ancien régime et qui est inscrit aujourd’hui à l’article L.1311-1 du Code général de la propriété des personnes publiques. L’inaliénabilité signifie qu’un bien est indisponible et qu’il ne peut donc faire l’objet d’aucun transfert de propriété.

C’est un principe propre au domaine public et qui, par définition, ne s’applique pas au domaine privé.

Quel est le but du principe d’inaliénabilité ? Ce n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, d’éviter la dilapidation des biens publics parce que si c’était le cas, il s’appliquerait aussi au domaine privé, mais l’affectation du domaine.

Quelle est la valeur juridique du principe d’inaliénabilité ? On a vu que la propriété publique était constitutionnellement protégée, mais elle ne préjuge en rien la valeur juridique de l’inaliénabilité. De fait, la valeur juridique de ce principe est très incertaine. Elle fait l’objet d’un débat doctrinal depuis une quinzaine d’années :

  • certains auteurs pensent que ce principe n’a pas valeur constitutionnelle, et s’appuient sur deux éléments concomitants :

■ sur le fait qu’aucune disposition de la Constitution ni aucune décision du Conseil constitutionnel ne l’indique,

■ sur le fait qu’il y a des décisions du Conseil constitutionnel où celui-ci va répondre à un argument d’un requérant soulevant ce principe en retenant la formule «principe qui, selon eux, a valeur constitutionnelle» (le “selon eux” souligne cette absence de valeur constitutionnelle) ;

  • d’autres auteurs considèrent que ce principe a bien indirectement valeur constitutionnelle ; le domaine public est toujours et nécessairement le siège de l’exercice de libertés publiques ou de services publics, or, l’affectation au service public ou à une liberté publique est constitutionnellement protégée ; par conséquent, l’inaliénabilité du domaine public est elle aussi indirectement constitutionnellement protégée.
  • La jurisprudence en fait état à travers la formule de principe retenue par le Conseil constitutionnel dans plusieurs décisions, notamment celles des 21 juillet 1994 et 26 juin 2003, qui a plusieurs fois affirmé que «le législateur ne doit pas priver de garantie légale les exigences constitutionnelles qui résultent de l’existence et de la continuité des services publics auxquels le domaine public est affecté, ainsi que des droits et libertés à l’usage desquelles il est affecté».

La valeur du principe n’est donc pas tranchée en droit positif.

  1. B) La portée du principe d’inaliénabilité

  1. L’interdiction des aliénations affectant les biens du domaine public

Cette interdiction va se traduire de façon pérenne en jurisprudence. Elle a deux conséquences :

  • un bien du domaine public ne peut pas faire l’objet d’une vente ; par exemple, la délibération d’un Conseil municipal qui autoriserait la vente d’un bien du domaine public serait annulée pour illégalité par le juge administratif de l’excès de pouvoir. Tout contrat de vente d’un bien du domaine public est réputé nul et de nul effet.
  • L’arrêt de principe est un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 3 mai 1988 Consorts Renault c./ EDF confirmé par une décision du Conseil d’Etat du 1er mars 1989 Bero qui énoncent la consécration de la nullité du contrat de vente d’un bien du domaine public.
  • Ceci dit, si un tel contrat de vente avait été conclu entre une personne publique ignorant que le bien était affecté à son domaine public et des personnes privées, cela n’empêcherait pas d’engager la responsabilité de la personne publique ;
  • ce principe s’oppose à la conclusion de baux à construction ou de baux commerciaux sur le domaine public, alors que ces mêmes baux sont parfaitement légaux sur le domaine privé ; un bail de ce type porterait atteinte à l’inaliénabilité du domaine public.

  1. La précarité de l’occupant du domaine public

Elle est aujourd’hui inscrite au Code général de la propriété des personnes publiques, notamment aux articles L.2122-2 et L.2122-3, qui précisent respectivement que l’occupation du domaine public est temporaire, et que l’autorisation d’occupation est précaire et révocable.

Le juge considère qu’une autorisation d’occuper le domaine public n’est pas créatrice de droits à l’égard de son bénéficiaire : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 24 novembre 1993 SA Atlantique ; il faut en tirer deux conséquences :

  • d’une part, l’administration a le droit de décider du retrait de l’autorisation à tout moment selon l’arrêt d’assemblée du 26 février 1965 Société du Vélodrome du Parc des Princes ;
  • d’autre part, le titulaire de l’autorisation n’a aucun droit au renouvellement de son titre lorsque celui-ci arrive à expiration ; c’est l’arrêt Cellier.

  1. L’interdiction de constituer des droits réels sur le domaine public

Un droit réel est un droit qu’une personne détient sur un bien ; le principal droit réel est évidemment le droit de propriété.

L’inaliénabilité constitue en principe un obstacle au droit réel, c’est-à-dire que l’occupant privatif du domaine public ne peut pas se voir reconnaître de droits réels sur la dépendance du domaine public.

L’arrêt qui a consacré de façon la plus explicite cette interdiction est l’arrêt du Conseil d’Etat du 6 mai 1985 Association Eurolat c./ Crédit Foncier de France : le juge administratif va considérer qu’une convention octroyant des droits réels à une personne privée occupant le domaine public est incompatible avec les principes de la domanialité publique.

Pour cette raison, il a toujours été admis que le bail emphytéotique était strictement interdit sur le domaine public pour une raison bien simple : par nature, il est attributif de droits réels. En réalité, il faut être plus nuancé :

  • le titulaire d’une autorisation d’occuper le domaine public n’a pas de droits réels sur la dépendance du domaine public, mais évidemment, cela n’exclut pas les droits réels qu’il peut avoir sur les édifications qu’il aura construit pour ses propres besoins ;
  • par ailleurs, il y a une erreur à postuler incompatibilité du droit réel et du domaine public parce qu’encore une fois, ce que protège l’inaliénabilité, c’est l’affectation et non le droit de propriété. Par conséquent, il ne devrait pas y avoir d’obstacle à admettre des droits réels sur le domaine public si ces derniers ne portent pas atteinte à l’affectation du domaine.

Pour cette raison, le législateur, depuis une vingtaine d’années, autorise la constitution de droits réels sous certaines conditions.

  1. L’imprescriptibilité du domaine public

L’imprescriptibilité du domaine public signifie que celui-ci ne peut pas être acquis par prescription, c’est-à-dire par possession prolongée. Là encore, ce principe ne concerne que le seul domaine public, et non pas le domaine privé.

C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 juillet 1994 Carreau et la récente décision de la CEDH du 29 mars 2010 Brosset Triboulet : dans cette dernière, il s’agissait de personnes ayant occupé le domaine public pendant une très longue durée (près de cinquante ans), d’abord sans titre, mais il était établi que cette occupation était tolérée par l’administration, puis elle avait régularisé cette situation par une autorisation d’occupation.

De nombreuses années plus tard, l’administration a voulu expulser ces personnes du domaine public ; elles ont invoqué devant la CEDH une atteinte à leur droit de propriété. La Cour a retenu qu’il n’y avait pas atteinte au droit de propriété puisque ces personnes ne faisaient qu’occuper le domaine public sans avoir jamais disposé de titre de propriété : elle admet donc que le domaine public est imprescriptible.

Le particulier ne peut pas exercer d’action possessoire sur le domaine public, celle-ci étant une action tendant à faire respecter le droit de propriété sur un bien de quelqu’un : c’est l’arrêt du Tribunal des conflits du 24 février 1992 Couach.

III. L’obligation d’entretien du domaine public

Théoriquement, le propriétaire lambda d’un bien privé n’a pas d’obligation d’entretenir l’un de ses biens tant qu’il ne cause pas de préjudice aux tiers : ce n’est pas le cas pour les personnes publiques, qui ont elles l’obligation d’entretien et de conservation du domaine public.

S’il y a négligence dans l’entretien du domaine public, et que cette négligence cause un dommage à autrui, la responsabilité de l’administration pourra être recherchée, c’est ce qu’on appelle la responsabilité pour dommages de travaux publics. L’Etat peut obliger l’administration décentralisée à l’entretien nécessaire, et notamment grâce à l’inscription d’office de la dépense sur le budget de la collectivité. Dans ce cas, comme il s’agira d’une dépense obligatoire, la collectivité ne pourra pas se retrancher derrière l’insolvabilité pour éviter cette dépense.

Deuxième section : la protection de l’intégrité du domaine public

La personne publique doit protéger le domaine public contre les dégradations que pourrait lui faire subir un usager ou un tiers, volontairement ou non. Par ailleurs, elle doit également le protéger contre l’occupation illégale.

  1. La protection contre les dégradations : les contraventions de grande voirie (CGV)

  1. A) La notion

La contravention de grande voirie est une sanction qui vise à réprimer les atteintes à l’intégrité du domaine public. Ce mode de sanction est extrêmement ancien (traces dans l’Ancien régime), et aujourd’hui, le régime est codifié à l’article L.2132 du Code général de la propriété des personnes publiques.

Ces sanctions ont un caractère répressif et, pour cette raison, elles ne peuvent être appliquées que si elles sont prévues par un texte spécial qui pourra être une loi ou un décret en fonction du montant de l’amende.

Le contentieux de ces sanctions relève exclusivement du juge administratif.

  1. Les contraventions de police et les contraventions de grande voirie

PA générale -> but : protection de l’ordre public

(Premier Ministre, Préfet, Maire) si méconnaissance : contravention de

Police = mesures de PA police (CP)

administrative

appartient

à l’administration = police du domaine public

PA spéciales -> but : protection du domaine public si méconnaissance : CGV

Le Conseil constitutionnel lui-même a rappelé que ces deux types de sanctions ne pouvaient être assimilées dans sa décision du 23 septembre 1987 : «les contraventions de grande voirie qui tendent à réprimer tout fait matériel pouvant compromettre la conservation d’une dépendance du domaine public ne sont pas, compte-tenu de leur objet et des règles de compétences qui leurs sont applicables, des contraventions de police».

Ces deux types de sanctions peuvent être parfois difficiles à distinguer pour deux raisons :

  • d’une part, elles peuvent être exercées par la même autorité ; ainsi, le Préfet a à la fois un pouvoir de police administrative générale et un pouvoir de police spéciale de protection du domaine public ;
  • d’autre part, un même fait peut être constitutif des deux contraventions :

Ex : dégradation d’un ouvrage de la SNCF ; extraction illégale de sable en haute-mer : dans ce domaine, le principe non bis in idem ne s’applique pas, et il pourra y avoir cumul de sanctions (contraventions de police et de grande voirie).

Le principe de personnalité des peines du droit pénal s’oppose à ce que les héritiers d’un contrevenant puisse se voir étendre les conséquences d’une contravention de police. Là aussi, ce principe ne s’applique pas aux contraventions de grande voirie, ce qui signifie qu’une personne qui dégraderait le domaine public, qui serait condamnée par contravention de grande voirie et qui décèderait avant d’avoir pu subir sa sanction verrait celle-ci peser sur la tête de ses héritiers.

  1. Les contraventions de voirie routière et les contraventions de grande voirie

Les contraventions de grande voirie sont applicables sur l’ensemble du domaine public à l’exclusion de la voirie routière. La voirie routière relève du champ des contraventions de voirie, qui sont elles de la compétence exclusive du juge judiciaire. Cela résulte du décret-loi du 28 décembre 1926 qui a unifié sous la seule compétence du juge judiciaire toutes les infractions à la voirie routière, qu’il s’agisse d’infractions à la circulation ou de dégradations de la voirie.

  1. B) Le régime des poursuites

  1. Le procès verbal et sa notification

Le procès verbal de contravention de grande voirie sera établi soit par un officier de police judiciaire soit par un agent assermenté. Sur la base de ce procès verbal, le Préfet va engager des poursuites au nom de l’Etat ; le Préfet a une compétence générale en la matière, quel que soit le propriétaire de la dépendance du domaine public concernée, sauf s’agissant des établissements publics, il s’agira généralement non pas du Préfet mais du directeur de l’établissement (Réseau ferré de France, Voies navigables de France).

Dans les dix jours qui suivent le procès verbal, le Préfet doit le notifier à la personne concernée avec citation à comparaître devant le tribunal administratif compétent. Ce délai n’est pas souvent respecté, mais le juge ne censure pas la méconnaissance de celui-ci.

Le tribunal administratif va être compétent pour apprécier le bien fondé de la contravention de grande voirie, il va apprécier s’il y a eu effectivement dégradation, et il va vérifier s’il existe un texte qui prévoit la sanction d’une telle contravention de grande voirie.

Par ailleurs, en cas de litige sur la qualification de la dépendance concernée, le tribunal pourra se prononcer sur cette qualification. Les contraventions de grande voirie ne sont pas possibles pour le domaine privé, il est donc très fréquent que les requérants invoquent la qualification de la dépendance en dépendance du domaine privé.

Dans l’hypothèse où la contravention de grande voirie a été adressée non pas en raison d’une dégradation mais d’une occupation illégale du domaine, le tribunal sera compétent pour apprécier l’illégalité de l’occupation du domaine (absence de titre, titre retiré ou non renouvelé).

En revanche, le contrevenant ne peut en aucun cas invoquer une atteinte à l’article 1er du premier protocole additionnel de la CESDH (droit au respect de ses biens) puisqu’à partir du moment où l’on est dans une situation d’occupation illégale du domaine public, quand bien même celle-ci s’est effectuée sur un délai très prolongé, celle-ci ne fait naître aucun droit à notre profit, plus exactement, elle ne fait naître aucun droit réel sur la dépendance et par conséquent, l’inaliénabilité du domaine justifie la contravention de grande voirie. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 6 mars 2002 Triboulet et la confirmation par l’affaire de la CEDH du 29 mars 2010 Brosset Triboulet

Conseils bibliographiques

  • Canedo-Paris, Irréductible principe d’inaliénabilité du domaine public…, note sur l’arrêt de la CEDH du 29 mars 2010, AJDA 2010, p.1311
  • Hostiou, Propriété privée, domanialité publique et protection du littoral : le droit administratif des biens à l’épreuve de la jurisprudence de la CEDH, note sur l’arrêt de la CEDH du 29 mars 2010, RFDA 2006 p.543.

  1. L’obligation d’engager les poursuites

En droit pénal, le Ministère public dispose d’un pouvoir d’appréciation qui lui permet de juger de l’opportunité des poursuites. En matière de contravention de grande voirie, le Préfet n’a pas un tel pouvoir, ce qui signifie à contrario que le Préfet a une obligation de poursuite, il est en situation de compétence liée.

Il y a quand même une réserve : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 23 février 1979 Association les Amis du Chemin de Ronde, la réserve étant que le Préfet pourra ne pas être obligé de poursuivre s’il y a un motif d’intérêt général ou une nécessité d’ordre public qui le justifie. Deux exemples :

  • arrêt du Conseil d’Etat du 6 février 1981 Communauté de défense du site du Fouesnant : il s’agissait d’une entreprise implantée sur le domaine public qui a vu son autorisation d’occuper le domaine public non renouvelée ; par conséquent, elle est dans une situation d’occupation illégale ; elle devrait théoriquement faire l’objet d’une contravention de grande voirie ; l’entreprise a demandé un délai pour délocaliser ses installations, le Préfet a donc refusé d’engager les poursuites, ce qui était justifié par un motif d’intérêt général ;
  • arrêt du Conseil d’Etat 30 septembre 2005 Cacheux : lors du naufrage de l’Erika, il y aurait dû avoir contravention de grande voirie car il y avait atteinte à l’intégrité du domaine public, et l’absence de pouvoir d’appréciation du Préfet aurait dû le forcer à adresser une contravention de grande voirie à la société Total.
  • Le juge administratif s’est fondé sur le fait que la société s’était engagée à remettre le domaine public en état et à indemniser l’ensemble des victimes ; le Préfet a considéré qu’il n’était pas nécessaire de poursuivre afin de gagner du temps : en effet, l’établissement d’une contravention de grande voirie implique une procédure longue, et la société s’étant engagé à indemniser, il a préféré ne pas poursuivre afin de faire gagner du temps aux victimes.
  • Il y a cela dit une faille au raisonnement : effectivement, c’est bel et bien un motif d’intérêt général, mais à aucun moment le Conseil d’Etat n’a vérifié que l’indemnisation proposée serait équivalente à celle qu’auraient obtenue les victimes au moyen de la contravention de grande voirie.

Dans l’hypothèse où le Préfet est bien dans une situation d’engager les poursuites et ne le fait pas, quels vont être les recours ouverts aux administrés ? Il existe trois recours possibles :

  • le refus du Préfet d’engager les poursuites pourra être annulé par le juge de l’excès de pouvoir dans un délai de deux mois ;
  • si ce refus est constitutif d’une faute lourde, il sera annulé mais de surcroit, il pourra engager la responsabilité pour faute de l’administration ; c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 15 juin 1987 Société Navale des chargeurs Delmas Vieljieux ;
  • si le refus du Préfet trouve son fondement dans un but d’ordre public (s’il a pour but d’éviter un trouble à l’ordre public), la responsabilité de l’Etat sera engagée en l’absence de toute faute car il s’agit ici d’une pure application de la jurisprudence Couitéas du 30 novembre 1923 (le Conseil d’Etat avait considéré que le refus du Préfet de prêter le concours des forces de police pour aider un particulier nanti d’une décision de justice était légal au vu de l’intérêt public, mais dans la mesure où celui-ci causait un préjudice au particulier, la responsabilité de l’Etat était engagée sans faute).

  1. L’imputabilité

L’imputabilité, en matière de contravention de grande voirie, a un caractère objectif, c’est-à-dire que l’élément intentionnel n’est jamais pris en compte par le juge, qui va se borner à rechercher la personne objectivement responsable.

Concrètement, si un ouvrier d’une entreprise commet une dégradation du domaine public en manoeuvrant un engin, c’est la responsabilité de l’entreprise propriétaire de l’engin qui va être recherchée. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 mars 1961 Ville de Charleville.

Cette idée est très compréhensible : ce qu’on vise à protéger dans la contravention de grande voirie, c’est le domaine public. Mais il y avait quand même une hypothèse dans laquelle cela posait des difficultés considérables : celle où le dommage était causé par le véhicule d’une personne privée alors que ce dernier venait d’être volé. La contravention de grande voirie était adressée au propriétaire du véhicule, et jusqu’en 2000, quand bien même l’on pouvait prouver ce vol, la contravention de grande voirie était imputée au propriétaire.

Il y a eu un revirement normal avec l’arrêt du Conseil d’Etat du 5 juillet 2000 Chevalier : lorsque le véhicule qui cause le dommage a été volé, l’administration ne peut pas imputer la contravention de grande voirie au propriétaire du véhicule.

Dans la mesure où cette imputabilité a un caractère purement objectif, les causes exonératoires de responsabilité sont extrêmement rares, et notamment, le fait du tiers ne sera pas une cause exonératoire. Concrètement, il y a deux hypothèses exonératoires de responsabilité :

  • le cas de force majeure, qui n’est admis qu’avec parcimonie (élément extérieur, imprévisible et irrésistible) ;

■ elle a été admise dans le cas d’une tempête violente provoquant la chute d’un toit de hangar sur les caténaires de la SNCF dans un arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes du 1er février 2005 Guerin,

■ mais ne l’avait pas été pour une panne immobilisant un convoi routier sur un passage à niveaux de la SNCF (la panne n’était pas extérieure) dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 5 août 1955 Carthelax ;

  • le fait de l’administration assimilable à un cas de force majeure :

■ contravention de grande voirie pour dégradation commise en raison d’indications erronées sur un panneau de signalisation ; arrêt du Conseil d’Etat du 9 octobre 1981 Nerguissan ;

■ contravention de grande voirie pour dégradation commise en raison des mauvais renseignements donnés par les autorités d’un port au capitaine d’un navire ; arrêt du Conseil d’Etat du 27 novembre 1985 Secrétaire d’Etat aux transports ;

■ contravention de grande voirie pour dégradation commise par une entreprise en raison de plans inexacts transmis par les PPT ; arrêt du Conseil d’Etat du 22 avril 1983 Entreprise Caronie.

Appelons un chat un chat, c’est une faute : c’est ce qu’a récemment fait la Cour administrative d’appel de Lyon dans un arrêt du 26 novembre 2009 Crouzet où le juge parle bien de faute assimilable à un cas de force majeure.

  1. Les sanctions en matière de contraventions de grande voirie

Elles ne peuvent être adoptées et prononcées que par le juge, et en aucun cas par l’administration elle-même. La loi du 8 février 1995 avait accordé au juge administratif un pouvoir d’injonction, c’est-à-dire le pouvoir d’adresser un ordre à l’administration ou aux justiciables. En matière de contraventions de grande voirie, le juge a toujours eu un tel pouvoir d’injonction.

La contravention de grande voirie se décompose en trois éléments systématiques :

  • les frais d’acquittement du procès verbal ;
  • le paiement d’une amende, étant précisé que le montant de l’amende est fixé par le texte qui prévoit la contravention ; elle est prescrite dans un délai d’un an, et elle peut faire l’objet d’une amnistie ;
  • la condamnation à réparer le préjudice causé au domaine ; la réparation peut prendre deux formes :

■ le juge va condamner le contrevenant à remettre le domaine en état lui-même, ce qui est plutôt rare ;

■ le juge va demander à l’administration une évaluation du coût de la réparation et va condamner le contrevenant à payer ces frais de réparation.

Ce troisième volet de la condamnation est imprescriptible, et il n’y a pas d’amnistie possible ni de transaction possible.

  1. La protection contre les occupations illégales du domaine public : la poursuite des occupations sans titre du domaine public

L’occupant sans titre du domaine public est celui qui n’a pas de titre l’autorisant à occuper le domaine public ou celui dont le titre est arrivé à expiration.

Lorsqu’il y a une occupation sans titre du domaine public, l’administration est dans la même situation que le propriétaire privé qui voit quelqu’un occuper sa propriété privée et qui souhaiterait voir expulser la personne.

La différence réside dans le fait que le propriétaire privé n’est pas dans l’obligation de faire expulser ces occupants ; l’administration n’a pas ce pouvoir d’appréciation, elle a l’obligation de faire expulser l’occupant sans titre du domaine public dès lors qu’elle s’en aperçoit. Elle ne peut jamais tolérer l’occupation sans titre du domaine public.

N’y a-t-il pas des hypothèses où elle va néanmoins le faire ? Si, c’est fréquent dans la pratique car personne n’a connaissance de l’occupation sans titre, notamment le Préfet.

Exécution

d’office de

l’administration

Expulsion d’un

occupant sans

titre du DP Action répressive : CGV

Recours devant

le juge Juge du fond (TA)

Recours en expulsion

Juge de l’urgence

= référé conservatoire

  1. A) L’exécution d’office par l’administration

L’exécution d’office c’est l’action qui permet à l’administration d’agir directement sans saisir le juge. C’est l’arrêt du Tribunal des conflits du 2 décembre 1902 Société immobilière Saint Juste : cette décision retient que, par principe, l’exécution d’office par l’administration est illégale sauf dans deux hypothèses :

  • dans le cas où une loi l’autorise ;
  • en cas d’urgence manifeste et s’il n’existe aucune sanction légale ; c’est l’hypothèse où l’administration va pouvoir agir d’office, elle y est obligée car elle ne peut pas saisir le juge parce qu’il n’existe pas de voies de recours devant le juge dans l’état actuel du droit.
  • Aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus de situations où l’administration ne dispose pas de voies de recours. S’agissant de l’expulsion des occupants sans titre, l’administration ne pourra jamais invoquer l’absence de voies de droit puisqu’il existe une procédure d’urgence, le référé conservatoire, qui lui permet d’obtenir satisfaction.

Par conséquent, par principe, si l’administration a recours à l’exécution d’office, cette action sera en principe illégale car les conditions ne seront pas réunies ; c’est l’arrêt du Tribunal des conflits du 24 février 1992 Couach.

Par ailleurs, cela constituera une faute de la part de la personne publique qui engagera sa responsabilité devant le juge administratif, c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 8 avril 1961 Klein.

On peut même se demander si cette exécution d’office ne peut pas être constitutive d’une voie de fait, c’est-à-dire d’une action de l’administration qui porte atteinte à une liberté fondamentale, et qui est surtout une action insusceptible de se rapporter au pouvoir de l’administration ; dans ce cas, l’administration verra sa responsabilité engagée devant le juge judiciaire et non plus devant le juge administratif.

Généralement, ça ne sera pas constitutif d’une voie de fait, car même s’il y a une atteinte à une liberté fondamentale, ce n’est pas insusceptible d’être rattaché au pouvoir de l’administration.

Il y a quand même de rares cas où la qualification de voie de fait pourra être retenue : c’est l’arrêt du Tribunal des conflits du 4 juillet 1991 Association des jeunes et de la culture Boris Vian, l’administration avait agi d’office, et elle ne s’était pas contentée d’expulser les occupants sans titre mais avait détruit une partie de leurs biens.

En revanche, dans l’hypothèse où l’administration détruit un bien, et plus exactement un immeuble irrégulièrement implanté sur le domaine public, l’occupant sans titre ne pourra pas obtenir indemnisation de la part de la personne publique. C’est l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille du 21 février 2005 Compagnie AXA France où un Préfet avait donné l’ordre à des gendarmes de procéder à la destruction d‘une paillote implantée sur une plage en Corse. Le propriétaire de la paillote avait demandé indemnisation auprès du juge administratif pour la destruction de son bien, et une telle réparation n’a pas été admise puisque l’implantation d’un tel immeuble était illégale.

  1. B) Le juge administratif, juge de l’expulsion du domaine public

Puisque l’exécution d’office est en principe interdite, l’administration devra donc saisir le juge pour faire expulser l’occupant sans titre. Il n’y a qu’un seul juge compétent en la matière, c’est le juge administratif, le juge naturel de l’expulsion du domaine public.

L’administration a trois recours possibles qui s’offrent à elles :

  • elle peut demander que l’occupant soit poursuivi pour contravention de grande voirie ; dans ce cas, la contravention ne vient pas sanctionner une dégradation du domaine mais une occupation sans titre ; il n’y aura donc pas forcément frais de réparation de remise en état du domaine ; cette voie de droit n’est pas souvent utilisée par l’administration ;
  • elle peut saisir le juge administratif d’un recours en expulsion du domaine public ; l’inconvénient de cette procédure normale est le délai ;
  • elle peut saisir le juge de l’urgence d’un référé conservatoire, prévu à l’article L.521-3 du Code de justice administrative ; c’est un recours qui permet au juge de prononcer toute mesure utile en cas d’urgence et en l’absence de contestation sérieuse ; en principe, ce recours est utilisé par l’administré contre l’administration ; là, on est dans une hypothèse très particulière car c’est l’administration qui exerce ce recours contre un administré ; la condition d’urgence sera généralement toujours remplie, parce que le juge va considérer que puisqu’il y a occupation illégale du domaine public, il y a urgence à expulser cet occupant ; c’est la voie royale.
  • Ce référé ne peut aboutir s’il existe une contestation sérieuse ; la question qui s’est posée était de savoir, si l’occupant contestait l’absence de validité de son titre, s’il s’agissait d’un obstacle sérieux au succès du référé conservatoire. Le Conseil d’Etat a considéré que oui dans l’arrêt de section du 16 mai 2003 SARL Icomatex. Autrement dit, si le requérant soulève avec des moyens sérieux le fait qu’il est nanti d’un titre l’autorisant à occuper le domaine, ce moyen sera de nature à empêcher le juge de prononcer l’expulsion. Le requérant va saisir le juge administratif pour contester le fait qu’il n’a pas de titre à occuper le domaine public et, dans un même temps, la personne publique saisit le juge de l’urgence pour faire expulser l’occupant. Si les arguments du requérant devant le juge administratif apparaissent fondés et sérieux, le juge de l’urgence n’aura pas le droit de prononcer l’expulsion tant que le juge du fond ne se sera pas prononcé sur la validité du titre (jugement du tribunal administratif de Grenoble du 22 décembre 2003 pour l’expulsion d’occupants d’arbres centenaires dans un parc de la ville destinés à l’abattage ; arrêt du Conseil d’Etat du 3 février 2010 Commune de Cannes pour l’expulsion de plaisanciers qui avaient amarré leur bateau dans le port de Cannes sans autorisation).

Conseils bibliographiques

  • Yolka, L’occupation du parc Mistral devant le juge administratif des référés, note sur l’arrêt du Tribunal administratif de Grenoble du 22 décembre 2003, AJDA
  • Caille, Nouvelles précisions sur l’urgence à expulser l’occupant sans titre d’un port de plaisance, note sur l’arrêt du Conseil d’Etat du 3 février 2010, AJDA 2010, p.1591

Remarque : dans la lignée de l’arrêt SARL Icomatex, dans l’arrêt du 22 octobre 2010 Pustwou, le Conseil d’Etat se prononçait sur un référé conservatoire ; l’occupant invoquait le fait qu’il n’était pas un occupant sans titre, mais la juridiction retient que vu l’urgence et la nécessité impérieuse de le faire quitter les lieux, il n’y avait pas de contestation sérieuse à l’expulsion.

  1. C) Les cas résiduels de compétence du juge judiciaire pour l’expulsion du domaine public

Le juge judiciaire va être compétent pour l’expulsion des occupants sans titre du domaine public dans deux cas résiduels :

  • dans l’hypothèse de la voie de fait, mais c’est un cas de compétence marginale ;
  • pour toute expulsion du domaine public portant sur la voirie routière ; c’est l’arrêt du tribunal des conflits du 17 octobre 1988 Commune de Sainte-Geneviève.
  • Illustrations :

■ l’ordonnance du tribunal de grande instance de Paris du 11 janvier 2002 où le titre d’un forain était arrivé à expiration alors qu’il occupait la place de la Concorde à Paris ;

■ l’arrêt du Tribunal des conflits du 24 septembre 2001 Société BE Diffusion qui concernait l’occupation d’églises par les SDF ; l’église fait partie du domaine public, il est donc logique que ce contentieux relève de la compétence du juge administratif.

Leçon n°5 : l’utilisation du domaine public

Le domaine public peut être utilisé soit par l’administration elle-même, soit par les usagers.

  • Quand c’est l’administration qui utilise le domaine public, c’est quand elle y affecte un service public, soit pour que celui-ci soit utilisé directement par les usagers, soit pour y faire des bureaux pour y placer son personnel.
  • Il peut aussi être utilisé par les usagers, et dans ce cas, il faut distinguer l’utilisation collective de l’utilisation privative.

Première section : l’utilisation collective du domaine public par le public

L’utilisation collective du domaine public correspond à une utilisation anonyme et par l’ensemble de tous du domaine public. Elle est gouvernée par deux principes très importants :

  • le principe de la liberté d’utilisation, qui signifie que l’utilisation collective n’a pas besoin d’une autorisation préalable ;
  • le principe de gratuité.

Cela étant, ces deux principes peuvent légalement faire l’objet d’un aménagement. Peut-on totalement affirmer que la voirie publique fait l’objet d’une utilisation collective ? Est-elle totalement libre d’autorisation ? Non, car il peut y avoir une règlementation du stationnement. Est-elle totalement gratuite ? Non, car elle peut faire l’objet de droits de stationnement.

Deuxième section : l’utilisation privative du domaine public par le public

L’utilisation privative correspond à l’utilisation du domaine public par un usager identifié. Il n’y a pas de liberté d’usage privatif du domaine public, ce qui signifie qu’à contrario, pour toute utilisation privative, il faut une autorisation préalable ; par ailleurs, il y a le principe de non-gratuité privative, ce qui signifie que pour toute utilisation privative, il faut payer une redevance.

  1. Les simples occupations privatives du domaine public

  1. A) La forme de l’autorisation d’occupation du domaine public

L’article L.2122 du Code général de la propriété des personnes publiques rappelle l’obligation d‘avoir un titre pour toute utilisation privative du domaine, et notamment, il ne peut pas y avoir d’autorisation tacite à occuper le domaine public. Ce titre peut prendre deux formes :

  • soit celle d’une autorisation unilatérale à occuper le domaine public ; généralement, elle peut prendre deux formes :

■ soit celle d’une permission de voirie lorsque l’occupation se fait avec emprise au sol (ex : un poste de distribution d’essence) ; elle ne peut être délivrée que par la personne publique propriétaire du domaine ;

■ soit celle d’un permis de stationnement qui est délivré lorsque l’occupation ne suppose pas une emprise au sol (ex : terrasse d’un café) ; il peut être délivré par l’autorité de Police ;

  • soit celle d’un contrat, et dans ce cas, on parle soit de concession de voirie, soit de convention domaniale. Ce contrat est nécessairement un contrat administratif.

Qu’il s’agisse d’une autorisation unilatérale ou contractuelle, seul le juge administratif est compétent selon l’article L.2331-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.

Les autorisations d’occuper le domaine public ont un caractère strictement personnel et, de ce fait, elles ne peuvent en principe être cédées. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 31 juillet 2009 Société de loisirs Jonathan.

  1. B) L’octroi de l’autorisation

  1. Le pouvoir discrétionnaire de l’administration dans l’octroi de l’autorisation

L’administration a une totale liberté d’appréciation pour décider ou refuser l’octroi d’une autorisation d’occuper le domaine public. Autrement dit, la personne privée n’a aucun droit à l’obtention d’une autorisation d’occuper le domaine public : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 5 novembre 1937 Société industrielle des schistes et dérivés.

Néanmoins, l’administration devra quand même motiver son refus d’accorder un titre : c’est l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux du 27 octobre 2009 France Telecom.

  1. La question de la mise en concurrence des autorisations d’occuper le domaine public

Il y a certains contrats passés par des personnes publiques qu’elles ne peuvent librement attribuer et pour lesquels elles doivent organiser une publicité préalable et une mise en concurrence pour pouvoir choisir leur cocontractant. C’est le cas notamment des marchés publics et des délégations de service public.

L’objectif de ce type de procédures est de protéger les deniers publics, mais aussi de préserver la concurrence entre les entreprises.

Pour attribuer un contrat d’occupation du domaine public, la personne publique doit-elle organiser une mise en concurrence préalable, ou au contraire, peut-elle attribuer le contrat librement à la personne de son choix ? Le Code général de la propriété des personnes publiques n’impose aucunement une telle procédure.

Au niveau communautaire, la directive du 31 mars 2004 qui fixe les règles applicables en matière de publicité et de mise en concurrence ne vise pas les contrats d’occupation du domaine public.

Une telle obligation n’existe donc pas selon ces deux sources textuelles.

Des juges sont allés au delà des textes :

  • le Conseil de la concurrence (maintenant Autorité de la concurrence) a pris une telle position dans un avis du 21 octobre 2004 par rapport à la distribution de journaux gratuits dans les rues ; étant sur la voirie, l’entreprise doit avoir une autorisation d’utilisation du domaine public ; la commune peut-elle choisir librement l’entreprise de presse qui bénéficiera de cette autorisation ? Le Conseil de la concurrence a considéré qu’il fallait respecter le principe communautaire de transparence, lequel impose une publicité préalable avant l’attribution du contrat ;
  • le Conseil d’Etat, pour l’instant, s’en tient au fait que le Code général de la propriété des personnes publiques n’impose pas une telle obligation, mais deux tribunaux administratifs ont franchi le pas et imposé une publicité préalable et une mise en concurrence avant l’attribution de ces contrats :

■ le tribunal administratif de Nîmes, dans un jugement du 24 janvier 2008 Société des trains Eisenreich, a été le premier à retenir une solution positive en la matière à propos de l’exploitation de trains touristiques ;

■ le tribunal administratif de Versailles a retenu une telle procédure pour un bail emphytéotique administratif dans un jugement du 5 janvier 2010 Guyart.

Aujourd’hui, les collectivités ont pris conscience de ce droit et respectent d’elles-mêmes une telle procédure avant d’attribuer leurs contrats. Le Code général de la propriété des personnes publiques ne va-t-il pas finalement être modifié en ce sens ? C’est très probable.

Conseils bibliographiques

  • Dreyfus, La soumission des conventions d’occupation du domaine public aux règles du traité de Rome, note sur l’arrêt du TA de Nîmes du 24 janvier 2008 , AJDA 2008, p.2172
  • Sorin, Règles de concurrence appliquées aux baux emphytéotiques administratifs, note sur l’arrêt du TA de Versailles du 5 janvier 2010, AJDA 2010, p. 1196

  1. C) Le paiement d’une redevance

L’occupant privatif doit obligatoirement payer une redevance pour occupation du domaine public. Il n’y a que trois dérogations prévues par le Code général de la propriété des personnes publiques lui-même :

  • dans l’hypothèse où l’utilisation est la condition forcée d’exécution de travaux ou d’un ouvrage ;
  • si l’utilisation contribue directement à assurer la conservation du domaine public lui-même ;
  • pour les associations à but non lucratif qui concourent à la satisfaction d’un intérêt général (stands Croix rouge sur le domaine public).

Comment évalue-t-on le montant de la redevance ? Elle doit tenir compte des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation. Elle va évidemment compter la valeur locative du bien, mais également le chiffre d’affaires et les bénéfices escomptés.

L’Etat est un propriétaire comme un autre : le propriétaire privé doit tenir compte de la valeur locative du marché, mais aussi de certaines spécificités qui permettent au locataire d’en tirer certains avantages ; il va donc faire de même car il a une obligation de bonne exploitation et de valorisation de ses biens. Il ne serait pas normal que l’Etat se contente de la seule valeur locative du marché alors qu’il pourrait en obtenir bien plus. Cette sous-location serait une forme de cession à vil-prix.

  1. D) La situation précaire de l’occupant privatif

L’occupant privatif n’a aucun droit au renouvellement de son titre ; ce titre peut lui être retiré à tout moment pour tout motif d’intérêt général.

En revanche, une résiliation ou un retrait motivé uniquement par un motif budgétaire est illégal selon un arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris du 2 avril 2009 Véolia Eau.

  1. Les autorisations d’occuper le domaine public constitutives de droits réels

Conseils bibliographiques

  • Gaudemet, Les droits réels sur le domaine public, AJDA 2006, p.1094

Le risque est que les investisseurs privés ne puissent pas venir sur le domaine public car ils n’ont aucune garantie à présenter aux banques. C’est pour cette raison qu’il est apparu nécessaire d’instituer des titres d’occupation du domaine public qui soient constitutifs de droits réels pour l’occupant : l’occupant disposera d’un droit réel pendant la durée de son contrat sur la dépendance et sur les ouvrages construits, ce qui lui permettra de pouvoir constituer des garanties sur ces biens (c’est l’hypothèse type du prêt hypothécaire).

Le législateur a agi de façon désordonnée en créant, au gré des besoins, des dispositifs attributifs de droits réels. Le système actuel n’est pas du tout satisfaisant car trop de titres constitutifs de droits réels ont été créés, pour lesquels les lois souvent se contredisent, qui aboutissent à une non-utilisation de ces techniques par les collectivités.

  1. A) Les droits réels sur le domaine public des collectivités territoriales

Il y a deux types de mécanismes :

  • la loi du 5 janvier 1988 permet aux collectivités de conclure un bail emphytéotique administratif sur leur domaine public ; cela porte sur toutes les dépendances du domaine public, sauf la voirie ; la durée de ce bail doit être comprise entre dix-huit et quatre-vingt-dix-neuf ans ; il ne peut être accordé que si la société assure une mission de service public ou une activité d’intérêt général en rapport avec les compétences de la collectivité ;
  • l’ordonnance du 21 avril 2006 instituant le Code général de la propriété des personnes publiques permet aux collectivités de prévoir une autorisation d’occuper le domaine public constitutive de droits réels ; elle ne peut être accordée que pour l’exercice d’une mission de service public ou d’intérêt général ; en revanche, cela concerne tout le domaine public artificiel, y compris la voirie, mais pas le domaine public naturel ; le législateur a ici calqué le dispositif existant pour l’Etat.

Les collectivités ont donc le choix entre deux mécanismes très proches mais pour lesquels le champ territorial n’a rien à voir.

  1. B) Les droits réels sur le domaine public de l’Etat

Il y a trois mécanismes :

  • la loi du 25 juillet 1994 permet à l’Etat d’accorder des autorisations constitutives de droits réels sur son domaine public ; tout le domaine public artificiel, y compris la voirie, est concerné, mais pas le domaine public naturel ; il n’y a aucune limitation de durée ; il n’y a aucune condition liée à l’activité de l’occupant.
  • Cette différence sur la question de l’activité exploitée par l’occupant s’explique par une méfiance de l’Etat envers les collectivités car le législateur a eu peur que celles-ci laissent massivement s’implanter des entreprises privées sur le domaine public, alors que pour l’Etat, on n’a pas fait les mêmes réserves ;
  • la loi du 17 février 2009 qui permet à l’Etat d’instituer un bail emphytéotique administratif pour réaliser des opérations de logement social ;
  • la loi du 25 juillet 2010 qui permet à l’Etat d’instituer un bail emphytéotique administratif pour le domaine public des chambres consulaires, c’est-à-dire des chambres de commerce et d’industrie ; elle créé une nouvelle disposition et une nouvelle partie dans le code sur la valorisation du domaine.

À l’évidence, les collectivités et l’Etat ont besoin de ces titres ; mais aujourd’hui, il serait nécessaire de simplifier tous ces titres pour en faire une seule et unique formule.

Leçon n°6 : le domaine privé

Première section : la consistance du domaine privé

Les codes ne donnent pas de définition positive du domaine privé mais y rangent tous les biens d’une personne publique qui ne relèvent pas de son domaine public. C’est une définition en creux.

Par conséquent, rentrent dans le domaine privé deux catégories de biens :

  • les biens qui ne sont pas affectés à l’utilité publique ou qui sont affectés à un service public mais qui n’ont pas fait l’objet d’un aménagement indispensable ;
  • les biens que le législateur a expressément incorporé au domaine privé :

■ les chemins ruraux,

■ les immeubles à usage de bureaux,

■ les réserves foncières,

■ font partie du domaine privé de par la jurisprudence les forêts, c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 28 novembre 1975 ONF ;

■ certains biens font partie du domaine privé parce qu’ils sont soumis à un régime incompatible avec le domaine public, c’est l’arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 23 octobre 1998 EDF.

Deuxième section : les règles de gestion du domaine privé

Il est soumis à des règles propres à toutes les propriétés publiques et à des règles propres au domaine privé.

  1. Les règles de gestion communes à toute propriété publique

Le domaine privé, en tant que propriété publique, est soumis à l’insaisissabilité des biens et à l’interdiction de cession à vil-prix.

  1. Les règles de gestion propres au domaine privé

Conseils bibliographiques

  • Tilli, Les ventes des immeubles relevant du domaine privé de l’Etat, AJDA 2010, p.714

Toutes les règles propres au domaine public et qui découlent notamment de l’inaliénabilité ne s’appliquent pas au domaine privé. Les dépendances du domaine privé peuvent faire l’objet d’une vente, selon un arrêt du Conseil d’Etat du 24 mai 2000 Comité départemental de tourisme de la Mayenne, de location, de cession, d’expropriation, ou être grevées de servitudes : elles sont donc aliénables.

Pour certains aspects, le domaine privé sera soumis aux règles communes de la propriété issues du Code civil : la délimitation du domaine privé obéit au régime du bornage prévu par l’article 646 du Code civil.

Le domaine privé n’est pas entièrement soumis au Code civil et certaines règles qui lui sont propres sont issues du Code général de la propriété des personnes publiques : la vente d’un bien du domaine privé obéit à plusieurs conditions posées par ce code ; ainsi, l’évaluation du bien se fera par le service du domaine.

S’agissant du domaine privé de l’Etat, il existe un établissement public spécifique chargé de la gestion de ce domaine : France domaine.

Le régime des contraventions de grande voirie ne s’applique pas sur le domaine privé.

Troisième section : le contentieux relatif au domaine privé

Le principe est que le contentieux de la gestion du domaine privé appartient au juge judiciaire : c’est l’arrêt du Tribunal des conflits du 24 octobre 1994 Duperray.

Il y a en réalité de nombreuses exceptions où le juge administratif sera compétent pour le domaine privé :

  • c’est le cas lorsque le litige survient à propos d’un acte détachable de la gestion du domaine privé ; par exemple :

■ la délibération autorisant la vente d’un terrain du domaine privé est considérée comme un acte détachable relevant de la compétence du juge administratif selon un arrêt du Conseil d’Etat du 11 octobre 1995 Demange ;

■ la délibération qui autorise la conclusion d’un bail emphytéotique est également un acte détachable qui relève de la compétence du juge administratif selon un arrêt du Conseil d’Etat du 6 avril 1998 Communauté urbaine de Lyon ;

  • c’est le cas si le contrat portant occupation du domaine privé contient des clauses exorbitantes de droit commun ; c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 17 décembre 1954 Grosy, et un jugement du Tribunal des conflits du 15 novembre 1999 Commune de Bourisp (contrat conclu entre deux personnes publiques sur la vente d’une parcelle du domaine privé ; vérification de la présence de clauses exorbitantes de droit commun pour retenir la compétence du juge administratif).

Traditionnellement, la tendance était pour le juge administratif d’admettre assez largement sa compétence en matière de domaine privé. On peut penser que la tendance va s’inverser puisque dans l’arrêt de section du 28 décembre 2009 Brasserie du Théâtre, à propos du refus de renouveler une convention d’occupation du domaine privé, le Conseil d’Etat n’a pas retenu sa compétence (alors qu’il aurait très bien pu le faire) et a préféré renvoyer la question au Tribunal des conflits.

Contrat administratif par qualification légale (contrat de

marchés publics, contrat d’occupation du domaine public)

Contrat conclu avec

une personne privée

Mission de service public

Critères jurisprudentiels

Contrats Clause exorbitante de DC

des PP

Présomption d’administrativité du contrat

Contrat conclu avec

une autre PP

Exception si le contrat fait naître des rapports de droit privé

Leçon n°7 : l’expropriation pour cause d’utilité publique : la phase administrative

Les personnes publiques ont à leur disposition plusieurs moyens pour acquérir des biens, notamment les moyens normaux d’acquisition des biens, tels qu’acheter à l’amiable un bien à une personne privée.

Le privilège des personnes publiques réside dans le fait d’avoir un pouvoir de contrainte sur les particuliers qui leur permet de bénéficier d’une cession forcée de biens : parmi ces techniques, la principale est l’expropriation pour cause d’utilité publique.

L’expropriation est une opération administrative par laquelle l’administration oblige un particulier à lui céder la propriété d’un bien immeuble dans un but d’utilité publique et moyennant une indemnisation préalable.

Ne pas confondre :

  • expropriation et réquisition : dans les deux cas, c’est un moyen de cession forcée d’un bien d’une personne publique sur une personne privée ; en matière d’expropriation, le transfert de propriété vers la personne publique est définitif, alors qu’en matière de réquisition, il s’agit seulement d’un usage temporaire, provisoire du bien ;
  • expropriation et droit de préemption : ce dernier est simplement un droit de la personne publique de se porter acquéreur par priorité d’un bien vendu ; le bien est ici librement vendu.

Première section : les fondements textuels du droit de l’expropriation

C’est une technique très ancienne : on a toujours constaté, dès l’Ancien régime, que les souverains avaient ce droit de déposséder les particuliers de leur propriété ; on parlait de droit de retrait, censé être compensé par une indemnité.

En revanche, sous l’Ancien régime, ce droit de retrait n’était encadré par aucun texte, notamment à propos des conditions de ce droit : cela était laissé à l’entière appréciation du souverain.

Elle a été réglementée pour la première fois à partir de la Révolution, notamment par une disposition très précise, l’article 17 de la DDHC qui dispose que «la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité».

Cette disposition est fondamentale car c’est la première fois qu’étaient posées en France les deux conditions à l’expropriation :

  • un motif d’intérêt public ;
  • une indemnisation préalable du propriétaire.

Ce cumul des deux conditions a été repris à l’article 545 du Code civil.

En droit administratif, le premier texte a avoir repris l’expropriation est l’ordonnance du 8 mars 1810. Il y a aussi l’ordonnance du 23 octobre 1958, et le Code de l’expropriation, édicté pour la première fois par le décret du 28 mars 1977.

Depuis 2004, le Gouvernement a été habilité par le législateur pour procéder à l’adoption d’un nouveau Code de l’expropriation, lequel n’a pas encore été adopté et depuis, l’habilitation a expiré : ce projet reste en suspens, on ne sait pas pour l’heure si le projet est définitivement abandonné ou si l’habilitation va être prorogée.

Le droit de l’expropriation est également profondément affecté par le droit de la CESDH, notamment parce que l’article 1er du premier protocole additionnel dispose du droit au respect de ses biens ; cette disposition ne s’oppose pas par principe à l’expropriation pour cause d’utilité publique, simplement, il y a de nombreuses procédures en France qui ont été censurés par la CEDH sur ce fondement.

Conseils bibliographiques

  • Haustiou, Le droit de l’expropriation au regard du droit au procès équitable, AJDA 2003, p. 2123
  • Haustiou, , AJDA 2007, p.180

Deuxième section : les titulaires du pouvoir d’exproprier

  1. La faculté de mise en oeuvre de la procédure d’expropriation

La personne compétente pour initier une telle procédure est l’expropriant. La qualité d’expropriant est un attribut de la puissance publique : toute personne publique a nécessairement la qualité d’expropriant, à savoir l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics et les personnes publiques sui generis.

En principe, le bénéficiaire de l’expropriation est l’expropriant, mais il est tout à fait possible qu’une personne publique expropriante mène cette procédure non pas pour son bénéfice mais pour le bénéfice d’une personne privée, à la condition que cette dernière poursuive un but d’intérêt général. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 décembre 1935 Etablissement Vézia.

Une personne privée peut-elle avoir la qualité d’expropriant ? C’est possible à la condition que cette qualité lui soit donnée par la loi : c’est le cas typique des concessionnaires d’aménagement urbain. Il est soumis aux mêmes règles que la personne publique et fera l’objet d’un contrôle.

  1. Le rôle exclusif de l’Etat dans la conduite de la procédure d’expropriation

Il faut différencier l’expropriant, celui qui initie la procédure, et celui qui mène la procédure d’expropriation. L’Etat a un monopole dans la conduite de la procédure d’expropriation ; cela signifie qu’en tant qu’expropriant, on peut trouver des personnes publiques et des personnes privées, mais une fois initiée, seul l’Etat peut conduire l’opération.

Cela s’explique par le fait que l’expropriation est un procédé exorbitant de droit commun qui porte l’atteinte la plus grave qui soit à la propriété privée. L’acteur principal est d’ailleurs le Préfet, qui agit au nom de l’Etat, et c’est également pour cette raison que, lorsqu’un particulier veut obtenir réparation du préjudice causé par une procédure d’expropriation, c’est la responsabilité de l’Etat qui sera engagée, et non pas celle de l’expropriant.

Troisième section : les étapes de la phase administrative

  1. L’enquête préalable

L’enquête préalable a pour but de réunir les informations relatives au projet d’expropriation et de recueillir l’opinion du public en vue de déterminer si le projet est réellement d’utilité publique.

  1. A) La constitution du dossier d’enquête publique

Il doit être constitué par l’expropriant avant qu’elle ne débute. Le contenu de ce dossier est précisément fixé à l’article R.11-3 du Code de l’expropriation.

  • Il doit d’abord comporter une notice explicative qui doit expliquer l’objet de l’expropriation (le projet que veut réaliser la personne publique) et justifier le projet retenu ; le juge considère que l’administration n’est pas tenue de protéger les contre-projets présentés par des personnes extérieures à l’administration, c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 17 juin 1983 Commune de Montfort.
  • L’administration doit procéder à une appréciation sommaire des dépenses afin que les habitants puissent évaluer le coût global de l’opération ; le juge va censurer les appréciations manifestement sous-estimées, c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 30 décembre 1998 Association pour la conservation du site de Bollene, ainsi que l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon du 11 décembre 2007 Masse.
  • L’administration doit également intégrer au dossier un plan des travaux et un plan de situation del’ouvrage, ainsi que les caractéristiques principales des ouvrages principaux.
  • Le dossier doit comporter une étude d’impact ; c’est un document qui a été institué par une loi du 10 juillet 1976 ; ce n’est pas un document propre aux expropriations, mais qui doit précéder tous les projets susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement, et il a été rendu obligatoire pour tout dossier d’enquête publique.
  • L’étude d’impact a été récemment modifiée par la loi Grenelle II du 12 juillet 2010, laquelle modifie le régime des études d’impact ; en réalité, cette loi n’a pas fondamentalement modifié le régime de l’étude d’impact en matière d’expropriation (l’objet de la loi étant d’étendre le champ des projets concernés par cette obligation d’étude d’impact). Désormais, le contenu des études d’impact est fixé à l’article L.122-1 et suivants du Code de l’environnement. Elle doit comporter :

■ une analyse de l’état initial du site,

■ une analyse des effets du projet sur l’environnement (faune, flore, eau, air, climat),

■ une analyse des méthodes de prévention utilisées pour évaluer les effets du projet,

■ les mesures envisagées pour supprimer ou réduire les conséquences dommageables du projet sur l’environnement et la santé.

La loi du 12 juillet 2010 a néanmoins apporté deux nouveautés :

■ désormais, l’autorité expropriante devra transmettre l’étude d’impact pour avis à l’autorité administrative compétente en matière d’environnement, c’est-à-dire le Ministre, dont il faudra tenir compte au moment de l’adoption de l’acte déclaratif d’utilité publique ;

■ dans le contenu de l’étude d’impact, l’administration est désormais obligée d’exposer «une esquisse des principales solutions de substitution qui ont été examinées et une indication des principales raisons de son choix eu égard aux effets sur l’environnement ou la santé humaine» ; concrètement, cela va obliger la personne publique à présenter les contre-projets. L’inconvénient pour l’administration est la perte de temps et l’accroissement des délais généré. Le problème est que ne vont être étudiés ici que les contre-projets fondés sur des atteintes environnementales au projet de l’administration, et pas sur d’autres atteintes. Le juge censurera évidemment tout dossier d’enquête public présenté sans étude d’impact ; il admettra néanmoins de légères insuffisances dans l’étude à la condition qu’elles ne revêtent pas un caractère substantiel ; c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 28 juillet 2004 Comité de réflexion anti-nucléaire.

  • Le dossier d’enquête publique doit comporter un résumé non technique du projet ; cette pièce est extrêmement importante pour l’information du public. L’effet de la loi du 12 juillet 2010 sera d’accentuer le contrôle du juge à son propos.

Conseils bibliographiques

  • Lahorgue, La réforme de l’étude d’impact, AJDA, 2010 p.1807

  1. B) Le déroulement de l’enquête publique

Conseils bibliographiques

  • Jégouzo, La réforme des enquêtes publiques et la mise en oeuvre du principe de participation, AJDA 2010, p.1812

Le dossier d’enquête publique constitué par l’expropriant est ensuite transmis au Préfet et celui-ci dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour décider d’ouvrir ou non une enquête publique ; s’il le fait, il doit prendre un arrêté d’ouverture d’enquête publique. Celui-ci doit être publié suffisamment tôt pour permettre aux administrés de s’informer utilement.

Pourtant, le juge a considéré que la publication tardive (en l’espèce, moins de huit jours avant le début de l’enquête) de l’arrêté d’ouverture n’était pas illégale : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 16 mai 2008 Commune de Cambon.

Cette enquête publique est obligatoire avec une seule exception : les projets qui tiennent à la défense nationale.

Le public n’intervient qu’après la publication de l’arrêté, il en est informé de manière trop tardive : il est bien trop tard pour qu’il propose des contre-projets, des solutions alternatives.

Le droit français est en décalage avec la Convention d’AARHUS, signée en matière d’environnement, et le droit communautaire, et plus particulièrement une directive de 1985 qui impose aux Etats membres plusieurs obligations en matière de participation du public aux projetsaffectant l’environnement. Celle-ci insiste sur un point : il faut faire des enquêtes publiques, mais elles n’ont de sens et ne sont utiles que si elles interviennent suffisamment tôt dans l’élaboration du projet. Il faudrait qu’il y ait déjà une première enquête publique avant même le dossier d’enquête publique. Le Conseil d’Etat, dans un rapport rendu en 2006, avait relevé l’incompatibilité du droit français avec la directive communautaire de 1985.

La loi du 12 juillet 2010 a là aussi modifié le droit des enquêtes publiques ; là encore, s’agissant du domaine étudié, l’impact de la loi est assez relatif car l’effet de cette loi est d’étendre le champ d’application des enquêtes publiques, lesquelles avaient toujours lieu en matière d’expropriation depuis 1976. Le changement de dénomination et la renumérotation ne rendent pas les jurisprudences antérieures obsolètes.

  1. Les deux formes d’enquête publique

Il existe deux formes d’enquête publique en matière d’expropriation :

  • la première figure à l’article L.11-1 du Code de l’expropriation, elle correspond à ce que l’on appelait avant 2010 l’enquête de droit commun ; elle est menée pour tous les projets d’expropriation qui n’ont pas d’effet sur l’environnement ou la santé ; elle est d’une durée minimale de quinze jours ;
  • la seconde figure à l’article L.123-1 du Code de l’environnement, elle correspond à ce que l’on appelait avant 2010 l’enquête publique démocratisée, qui avait été instituée en 1983 ; elle est requise pour tous les projets d’expropriation qui ont un impact sur l’environnement ; elle est d’une durée minimale de trente jours.

Depuis la loi du 12 juillet 2010, la personne publique a le droit de faire une enquête Code de l’environnement (c’est-à-dire la deuxième) pour des projets où n’était requise qu’une enquête Code de l’expropriation («qui peut le plus, peut le moins»). Auparavant, c’était interdit par le juge.

L’enquête publique est menée soit par un commissaire enquêteur soit par une commission d’enquête en fonction de l’importance du projet. Ce sont des experts dont la liste est fixée et établie par le Président du tribunal administratif territorialement compétent qui désignera, pour chaque enquête publique, le ou les commissaires(s) enquêteur(s) compétent(s). Le Président du tribunal administratif n’est pas libre de désigner qui il veut, mais ce n’est pas l’administration qui choisit.

Ces experts sont des professionnels de la construction, de l’urbanisme, de l’environnement ; ce sont souvent des personnes ayant une certaine expérience. Ces commissaires doivent présenter des garanties d’indépendance et d’impartialité vis-à-vis de l’administration et du projet lui-même. Ils ne doivent pas faire partie de l’administration expropriante et ne doivent pas participer ou avoir participé au contrôle de cette administration (magistrat de la Chambre régionale des comptes). Ils ne doivent pas avoir d’intérêt ou de préjudice à l’expropriation poursuivie. Ils sont rémunérés.

Une fois le commissaire enquêteur désigné, le public peut prendre connaissance du dossier d’enquête publique et formuler toutes observations, lesquelles seront consignées dans un registre tenu par le commissaire. Il peut, s’il le souhaite, écouter en audition certaines des personnes ayant formulé des observations et organiser une ou plusieurs réunions publiques pour que le public puisse débattre du projet avec l’administration.

Une fois le délai d’enquête clos (quinze ou trente jours minimum), le registre sera clôturé par le commissaire qui devra rédiger un rapport assorti de conclusions motivées dans lesquelles il émet un avis favorable ou défavorable à l’expropriation. Le commissaire n’a pas l’obligation de répondre à chacune des observations formulées dans le registre par le public.

  1. Le cas particulier des grands projets nationaux d’infrastructures : la Commission nationale du débat public (CNDP)

La Commission nationale du débat public a été instituée par la loi Barnier du 2 février 1995. Elle est compétente uniquement pour les grands projets d’envergure nationale. Elle doit instaurer une discussion le plus en amont des grands projets.

Elle n’a aucun pouvoir de décision et son influence reste donc assez limitée, mais depuis sa création, elle a examiné une trentaine de projets et dans quelques cas, son intervention a abouti :

  • soit à l’abandon de projets apparus inopportuns après discussion publique,
  • soit à des modifications du projet pour tenir compte des propositions des associations.

La loi Grenelle II va dans le sens de l’accroissement du rôle de cette commission.

  1. L’acte déclaratif d’utilité publique

La déclaration d’utilité publique est un acte juridique qui constate, après enquête publique, l’intérêt général d’un projet et qui conditionne donc sa poursuite matérielle.

C’est l’acte le plus important dans la procédure d’expropriation.

  1. A) L’autorité compétente pour établir la déclaration d’utilité publique

Conseils bibliographiques

  • RFDA 2004, p.243

Avant la loi de 2010, si le commissaire enquêteur avait émis un avis défavorable, la déclaration d’utilité publique ne pouvait être adoptée qu’après décret en Conseil d’Etat. Même quand il s’agissait d’un petit projet, il fallait un avis favorable du commissaire. Pour des raisons de gain de temps, cette garantie pour les administrés a été supprimée.

Selon l’importance du projet, la déclaration d’utilité publique est prise par arrêté ministériel du Premier Ministre ou du Ministre, ou par arrêté préfectoral du Préfet territorialement compétent.

L’avis du commissaire enquêteur est quand même utile car le Ministre ou le Préfet suivront presque toujours son avis.

Depuis la loi de 2010, celui qui prend la déclaration d’utilité publique doit tenir compte de l’avis du Ministre de l’environnement donné sur l’étude d’impact du projet pour les projets ayant une incidence sur l’environnement.

Il y a encore plusieurs cas où la déclaration d’utilité publique ne peut être adoptée qu’après décret en Conseil d’Etat : ces projets sont fixés par l’article R.11-2 du Code de l’expropriation.

Ex : pour la création d’autoroutes, d’aérodromes de catégorie A, de centrales nucléaires et électriques, pour la création ou le prolongement de lignes du réseau ferré national.

À partir du moment où le projet est rendu, que l’avis de la commission d’enquête soit positif ou négatif, la déclaration d’utilité publique devra être adoptée en Conseil d’Etat. Si tel est le cas, la déclaration d’utilité publique peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’Etat. C’est problématique car le même acte juridique va être déféré deux fois devant le Conseil d’Etat, d’abord pour rendre un avis en Conseil d’Etat devant les sections administratives, puis par le biais d’un recours pour excès de pouvoir devant les sections contentieuses.

La dualité fonctionnelle (conseiller du Gouvernement et juge administratif) du Conseil d’Etat pose problème au niveau de l’impartialité car le Conseil d’Etat va devoir se prononcer deux fois sur le même acte de déclaration d’utilité publique.

Se pose la question de savoir si cela est contraire au droit à un procès équitable de l’article 16 de la DDHC. Si le Conseil d’Etat admet la déclaration d’utilité publique par décret en Conseil d’Etat, les justiciables pensent qu’il ne voudra pas annuler l’acte quand il sera saisi d’un recours pour excès de pouvoir à son propos.

Cette question de cumul de fonctions du Conseil d’Etat avait déjà été posée de nombreuses fois devant le Conseil d’Etat et devant la CEDH sur le fondement de l’article 6§1 de la CESDH qui garantit le droit à un procès équitable. La juridiction avait considéré que ce cumul de fonctions pouvait être problématique et suite à ces arrêts, un décret du 6 mars 2008 est intervenu pour réformer le Conseil d’Etat : il fait en sorte qu’un conseiller d’Etat qui a connu le projet en formation administrative ne puisse ensuite en connaître en formation contentieuse, selon la règle du déport.

Cette question de cumul de fonctions du Conseil d’Etat pour le cas des déclarations d’utilité publique en matière d’expropriation est ressortie dans le cadre de la QPC : les justiciables ne soulèvent plus l’article 6§1 de la CESDH mais l’article 16 de la DDHC. Dans l’arrêt de section du 16 avril 2010 Alcaly, le Conseil d’Etat a été saisi d’une QPC dans laquelle les requérants invoquaient l’inconstitutionnalité, au regard de l’article 16 de la DDHC, des dispositions législatives du Code de l’expropriation et du Code de justice administrative, qui permettent au Conseil d’Etat d’être tour-à-tour auteur du décret en Conseil d’Etat et juge de ce même décret.

  • Pour le Conseil d’Etat, il n’y a pas inconstitutionnalité de la loi car la dualité fonctionnelle du Conseil d’Etat trouve son fondement dans la Constitution, et depuis le décret de 2008, ce ne sont plus les mêmes juges au sein du Conseil d’Etat qui connaissent tour-à-tour du même texte sous ces deux différents aspects.
  • Le Conseil constitutionnel avait déjà tranché en ce sens, ce qui signifie que le Conseil d’Etat n’avait pas à renvoyer cette QPC au juge constitutionnel puisque la question n’était pas nouvelle.

  1. B) L’effet de la déclaration d’utilité publique

C’est l’acte juridique qui rend possible la poursuite de l’opération d’expropriation :

  • si elle n’est pas adoptée, le projet s’arrête là ;
  • en revanche, si elle est adoptée, elle ne rend pas obligatoire la poursuite du projet, l’administration expropriante peut décider de renoncer au projet.

Si l’administration, une fois la déclaration d’utilité publique adoptée, reste inerte, ne fait rien, cela pose problème. En effet, les propriétaires privés savent que leurs terrains sont dans le périmètre d’une déclaration d’utilité publique, qu’ils peuvent être expropriés ; cela dit, il faut attendre que l’administration exproprie et verse l’indemnité d’expropriation pour pouvoir acheteur un autre terrain : ils ont donc tout intérêt à ce que cela se passe vite, alors que l’administration mettait dix à quinze ans pour faire aboutir une expropriation. Il faut donc trouver un juste milieu entre les intérêts en cause.

La déclaration d’utilité publique doit fixer un délai de réalisation de l’expropriation, et plus précisément, ce délai ne doit pas dépasser cinq ans, et même dix ans pour certains projets d’urbanisme (pour les réserves foncières).

Si ce délai est dépassé, la déclaration d’utilité publique est en principe caduque, mais l’administration a la possibilité de proroger sans aucune formalité l’acte une fois et pour cinq ans, à la condition qu’il n’y ait pas de changement de circonstances de droit ou de fait. Il faut juste que ce soit la même autorité que celle qui a prise la déclaration d’utilité publique qui proroge le délai. S’il y a eu changement de circonstances de droit ou de fait (modification de la règlementation en matière d’expropriation, si le projet n’est plus nécessaire), l’administration ne peut pas proroger la déclaration d’utilité publique et si elle veut en adopter une nouvelle, elle devra reprendre la procédure depuis le début.

Le délai de validité de la déclaration d’utilité publique est suspendu pendant le temps du recours contentieux formé à son encontre selon un arrêt du Conseil d’Etat du 14 octobre 2009. L’action contentieuse, si elle est formée par l’exproprié, est donc à double tranchant.

Conseils bibliographiques

  • RFDA 2009, p. 1289

  1. C) Le contentieux de la déclaration d’utilité publique

La déclaration d’utilité publique peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge de l’excès de pouvoir.

  • Si c’est une déclaration d’utilité publique prise par arrêté préfectoral, elle relève de la compétence du tribunal administratif territorialement compétent.
  • Si c’est une déclaration d’utilité publique prise par décret en Conseil d’Etat, elle relève de la compétence du Conseil d’Etat.

L’objet du contrôle exercé par le juge saisi pour une contestation de déclaration d’utilité publique concerne le vice de forme, le vice de procédure, l’inexactitude matérielle des faits, l’erreur de droit et le détournement de pouvoir.

La qualification juridique des faits en matière de déclaration d’utilité publique consiste en la déclaration de l’utilité publique du projet. C’est sur ce point que l’intensité du contrôle du juge peut varier, selon la compétence dont l’administration dispose pour prendre la déclaration d’utilité publique :

  • si l’administration a une compétence liée, la moindre erreur sera censurée, c’est le contrôle normal ;
  • si elle dispose d’un pouvoir discrétionnaire (le plus souvent, l’administration à une marge d’appréciation), le juge contrôlera la qualification des faits en cas de grosse erreur, d’erreur manifeste d’appréciation, c’est le contrôle restreint.
  • En matière de déclaration d’utilité publique, l’administration a un pouvoir discrétionnaire car elle dispose d’une marge d’appréciation pour apprécier ce qui est d’utilité publique et ce qui ne l’est pas. Parfois, le juge passe à un contrôle approfondi, à un contrôle de proportionnalité, à un contrôle maximum. Ce contrôle porte sur un pouvoir discrétionnaire, mais en raison des droits et libertés individuelles en jeu, le juge va au delà du contrôle restreint et exerce un contrôle de proportionnalité.

Ex : c’est le cas en matière de police étrangère, pour les mesures de police administrative, pour le contrôle des installations classées pour la protection de l’environnement, pour le contrôle de l’utilité publique en matière d’expropriation.

Le juge vérifie tous les moyens de légalité interne et externe comme pour tous les autres types d’actes. Néanmoins, pour l’appréciation de l’utilité publique de la déclaration d’utilité publique, le juge a opéré un basculement complet de sa jurisprudence.

Avant 1971, quand le juge contrôlait l’utilité publique d’un projet, il procédait à un contrôle abstrait de cette utilité, c’est-à-dire qu’il se contentait de vérifier si, en soi, le projet était d’utilité publique, mais il ne vérifiait jamais si le projet était en l’espèce justifié. Le juge considérait qu’il ne lui appartenait pas de vérifier l’opportunité des projets qui lui étaient soumis.

Ex : une commune veut réaliser un ensemble scolaire et doit exproprier pour cela ; une déclaration d’utilité publique est adoptée et déférée au juge administratif qui doit apprécier l’utilité publique du projet ; le juge se demande si la réalisation d’un ensemble scolaire est en soi d’utilité publique (par opposition à l’intérêt privé) ; dans l’affirmative, il valide.

Le problème, c’est que si la commune était déjà en sur-effectif en matière d’ensembles scolaires, le juge validait tout de même : le juge ne sanctionnait donc presque jamais les déclarations d’utilité publique pour manque d’utilité publique.

Dans l’arrêt d’assemblé du 28 mai 1971 Ville Nouvelle Est, le Conseil d’Etat retient qu’une opération ne peut légalement être déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard de l’intérêt qu’elle présente.

À partir de 1971, il passe d’un contrôle abstrait à un contrôle concret de l’utilité, de l’opportunité du projet. Ce revirement de jurisprudence a véritablement été révolutionnaire en droit administratif car certains ont pu y voir une acceptation, à défaut d’une volonté, de contrôler l’opportunité du projet, alors qu’il est normalement juge de la légalité. L’opportunité du projet devient donc un élément de la légalité.

À partir de cet arrêt, le juge fait une balance des intérêts, un bilan coût-avantage des intérêts en cause. Il réalise un contrôle concret des projets qui lui sont soumis. Pour apprécier l’utilité publique du projet, il oppose les avantages du projet et ses inconvénients.

Le bilan de cette jurisprudence est assez nuancé :

  • avant 1971, on reprochait au juge administratif le peu d’annulation de déclarations d’utilité publique fondée sur l’absence d’utilité publique du projet ;
  • après 1971, en dépit de cette jurisprudence révolutionnaire, il n’y a que très peu d’annulation encore fondée sur l’absence d’utilité publique.

Quand on regarde les arrêts rendus par le Conseil d’Etat, il y a une grande différence à faire selon qu’il est juge de projets locaux ou juge de projets d’envergure nationale :

  • pour les quelques cas où il y a annulation de déclarations d’utilité publique fondée sur l’absence d’utilité publique, il s’agit de projets locaux,
  • tandis que, lorsqu’il s’agit de projets d’envergure nationale, le Conseil d’Etat est systématiquement réticent à annuler la déclaration d’utilité publique pour défaut d’utilité publique.

De 1971 à 2010, il n’y a eu que deux projets d’envergure nationale annulés par le Conseil d’Etat pour défaut d’utilité publique :

  • arrêt d’assemblée du Conseil d’Etat du 28 mars 1997 Association contre le projet d’autoroute trans-chablaisienne ; le Conseil d’Etat avait annulé une déclaration d’utilité publique qui portait sur la réalisation d’un tronçon d’autoroute (une extension) en pratiquant le bilan coût-avantage du projet ; l’avantage était réduit et le coût phénoménal, le juge a donc déclaré que le bilan était négatif ;
  • arrêt du Conseil d’Etat du 10 juillet 2006 Association inter-départementale pour la protection du lac de Sainte-Croix ; le Conseil d’Etat avait annulé un projet de ligne haute-tension dans les gorges du Verdon, l’inconvénient étant d’ordre environnemental : le Conseil d’Etat a considéré qu’il y avait de trop graves atteintes portées à une zone d’intérêt exceptionnel (comparer à contrario avec l’arrêt du 27 mars 2009 Association La vie ne tient qu’à un fil où il s’agissait là encore d’un projet de ligne haute-tension, mais cette fois-ci, le Conseil d’Etat a retenu l’utilité publique et n’a pas annulé la déclaration d’utilité publique).

Au delà du contentieux proprement dit, cet arrêt a apporté un effet préventif vis-à-vis de l’administration : il faut admettre qu’avant cet arrêt, l’administration était dans une situation de quasi-impunité vis-à-vis de ses administrés. Elle savait que le contrôle du juge n’était pas très poussé ; cette décision a astreint l’administration à une discipline qu’elle n’avait pas jusque là.

Les juridictions administratives sont soumises à une obligation de délai raisonnable de jugement en application des articles 6 et 13 de la CESDH, et celle-ci s’applique naturellement au contentieux de la déclaration d’utilité publique, de sorte que, lorsqu’un requérant se plaint valablement de la longueur du délai de jugement d’une déclaration d’utilité publique, la responsabilité de l’Etat sera engagée et le requérant pourra être indemnisé. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 14 avril 2010 M. Durand.

  1. D) L’effet de l’annulation de la déclaration d’utilité publique

Le fait que la déclaration d’utilité publique soit annulée rend impossible la poursuite de la procédure d’expropriation : l’administration doit arrêter immédiatement le déroulement de la procédure.

En revanche, la question qui se pose est de savoir quel est l’effet de l’annulation de la déclaration d’utilité publique sur les actes ultérieurs de la procédure d’expropriation, et notamment sur l’ordonnance d’expropriation du juge judiciaire.

ici ou ici

←—Annulation de la DUP —→

REP contre ——————————————→

la déclaration d’utilité publique délai du REP

enquête adoption arrêté de ordonnance d’expropriation

publique de la DUP cessibilité du juge judiciaire

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PHASE ADMINISTRATIVE PHASE JUDICIAIRE

L’ordonnance d’expropriation est l’acte juridique du juge judiciaire qui opère le transfert de propriété entre le propriétaire particulier et l’administration.

Que faire si le juge judiciaire a déjà rendu son ordonnance d’expropriation au moment où la déclaration d’utilité publique a été annulée ?

  • Soit l’ordonnance d’expropriation du juge judiciaire est encore susceptible de recours au moment où la déclaration d’utilité publique est annulée : dans ce cas, il n’y a aucun problème, le requérant va donc faire un recours contre l’ordonnance d’expropriation devant la Cour de cassation en invoquant le défaut de base légale de cette dernière, et la Cour fera droit à la demande et annulera l’ordonnance d’expropriation. C’est extrêmement rare parce que le délai de recours contre une ordonnance d’expropriation est extrêmement court, quinze jours seulement.
  • Soit l’ordonnance d’expropriation du juge judiciaire n’est plus susceptible de recours au moment où la déclaration d’utilité publique est annulée : dans ce cas, elle est définitive, il y a donc un problème.

Jusqu’en 2005, le juge considérait que le transfert de propriété ne pouvait plus être remis en question. Le juge judiciaire compensait cette illégalité en imposant à l’administration une indemnisation aux requérants. C’était contraire à l’article 1er du premier protocole additionnel de la CESDH. Le législateur et le pouvoir règlementaire sont donc intervenus :

  • l’article 4 de la loi du 2 février 1995 modifie le Code de l’expropriation et précise désormais qu’en cas d’annulation d’une déclaration d’utilité publique par le juge administratif, tout exproprié peut faire constater par le juge de l’expropriation que l’ordonnance portant transfert de propriété est dépourvue de base légale. Puisque le transfert de propriété a été opéré, il est tout à fait probable que l’administration ait pris possession du bien, qu’elle ait entrepris des travaux, et ce en dépit de son défaut de base légale ;
  • le pouvoir règlementaire est intervenu pour essayer de tirer les conséquences pratiques de cette loi de 1995 : c’est le décret du 13 mai 2005 codifié aux articles R.12-5 et suivants du Code de l’expropriation. Une fois que l’administré a fait constater par le juge judiciaire ce défaut de base légale, quelles sont les conséquences pratiques ?

■ Si la restitution pure et simple du bien est possible, celle-ci doit obligatoirement être effectuée.

■ Dans le cas où elle n’est pas possible, le décret essaye d’envisager toutes les options :

la destruction des travaux entrepris aux frais de l’administration et la remise en état du bien ;

la restitution partielle du bien ;

l’indemnisation du requérant, qui va couvrir la valeur du bien dont il est dépossédé, ainsi que des dommages et intérêts en réponse au préjudice subi.

Très souvent, cette procédure d’indemnisation se fait dans un délai extrêmement long en raison de l’intervention des deux ordres de juridiction. La contestation est d’abord portée devant le juge administratif : si le requérant obtient satisfaction, il devra saisir le juge judiciaire pour que celui-ci constate que l’ordonnance est illégale, puis évalue l’indemnité : ces deux actions contentieuses engagées l’une après l’autre sont susceptibles d’appel et de cassation.

C’est ce qu’illustre un arrêt de la CEDH en date du 21 février 1997 Guillemin c./France où la requérante en question avait suivi la procédure et obtenu une indemnisation, mais cela a duré quatorze ans ! La CEDH considère donc qu’elle a droit à une autre indemnité en raison de la violation du délai raisonnable de jugement.

III. L’arrêté de cessibilité

Une fois que la déclaration d’utilité publique a été adoptée, et indépendamment des recours dont elle a pu faire l’objet, l’autorité administrative va devoir organiser une enquête parcellaire, le but étant de déterminer précisément les biens à exproprier, et plus exactement de délimiter l’étendue exacte de la parcelle à exproprier (superficie), et aussi, dans certains cas, de rechercher les propriétaires voire les titulaires de droits réels sur la propriété.

Cette enquête se déroule de façon contradictoire entre chacun des propriétaires et l’administration.

Une fois l’enquête parcellaire réalisée, le Préfet va adopter un arrêté de cessibilité : c’est simplement l’acte administratif qui identifie et délimite les immeubles à exproprier, il n’opère absolument pas un transfert de propriété.

Cet arrêté ne peut en aucun cas viser comme cessibles des biens qui ne sont pas expressément visés par la déclaration d’utilité publique.

Cet arrêté de cessibilité, contrairement à la déclaration d’utilité publique, doit être notifié individuellement à l’administré, date qui fait courir le délai contentieux. Si l’administration omettait de notifier individuellement à l’un des administrés l’arrêté de cessibilité, celui-ci pourrait le contester sans aucune restriction de délai.

L’administré dispose d’un délai de deux mois pour former un recours pour excès de pouvoir contre l’arrêté de cessibilité, et c’est là que la jurisprudence du Conseil d’Etat est très favorable à l’administré car, lorsque celui-ci va former son recours contre l’arrêté, il a le droit d’invoquer l’exception d’illégalité de la déclaration d’utilité publique.

Cette exception d’illégalité repose sur le fait que la base légale sur le fondement de laquelle a été pris l’acte contesté va permettre à l’administré de soulever son illégalité devant le juge. Si le juge donne raison à l’administré, il ne peut quand même pas annuler la déclaration d’utilité publique puisque le recours était formé contre l’arrêté de cessibilité, lequel se basait sur la déclaration d’utilité publique jugée illégale par l’administré ; le juge va écarter au cas d’espèce l’application de la déclaration d’utilité publique pour en tirer la conséquence que l’arrêté de cessibilité est dépourvu de base légale et donc, annuler cet arrêté.

La déclaration d’utilité publique peut donc être discutée par un recours pour excès de pouvoir, recours directement formé contre elle, dans les deux mois qui suivent son adoption, soit bien plus longtemps après, lors du recours pour excès de pouvoir exercé contre l’arrêté de cessibilité.

Le recours pour excès de pouvoir avec exception d’illégalité contre la déclaration d’utilité publique a été consacré dans un arrêt du Conseil d’Etat du 29 juin 1951 Lavandier.

Une question a été posée devant la Cour administrative d’appel de Bordeaux : l’absence de notification individuelle de la déclaration d’utilité publique à l’administré ne viole-t-elle pas le droit à un recours effectif protégé aux articles 6 et 13 de la CESDH ? Elle a considéré dans un arrêt du 17 décembre 2008 Péré-Laperne qu’il n’y avait pas violation de la CESDH car de toute façon, l’administré pourra soulever l’exception d’illégalité de la déclaration d’utilité publique lorsqu’il attaquera l’arrêté de cessibilité.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt du 17 décembre 2008 AJDA 2009, p.255

Leçon n°8 : l’expropriation pour cause d’utilité publique : la phase judiciaire

C’est nécessairement l’autorité judiciaire qui prend le relai une fois les trois phases administratives réalisées car il est le gardien naturel et exclusif de la propriété privée ; par conséquent, il n’y a que lui qui puisse opérer le transfert de propriété et allouer l’indemnité. Cette compétence exclusive a été rappelée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 juillet 1989.

Première section : le juge de l’expropriation

En la matière, c’est l’ordonnance du 23 octobre 1958 qui a complètement modifié l’ordre de juridiction sur ce point : elle créé un juge spécial compétent en matière d’expropriation pour l’ensemble des décisions postérieures à la phase administrative. Ce juge spécialisé existe dans chaque département, il s’agit plus exactement :

  • d’un juge unique en première instance désigné parmi les magistrats du TGI ;
  • au sein des Cours d’appel, il s’agit d’une chambre spécialisée, c’est la chambre de l’expropriation ;
  • au sein de la Cour de cassation, c’est seulement la troisième chambre civile qui est compétente en la matière.

À ses côtés, la loi du 26 juillet 1962 a institué un Commissaire du Gouvernement : c’est le directeur départemental du domaine, c’est une autorité administrative. Son rôle est d’éclairer le juge de l’expropriation sur les questions d’évaluation des biens ; il est supposé être totalement indépendant.

Le problème, c’est qu’il est également représentant de l’Etat, partie au litige, de sorte qu’il intervient aux côtés du représentant de l’expropriant. La question s’est donc posée de savoir si la présence de ce Commissaire du Gouvernement aux côtés du juge de l’expropriation était contraire ou non au droit à un procès équitable protégé par l’article 6§1 de la CESDH.

Le Conseil d’Etat et la Cour de cassation avaient été saisis l’un et l’autre de cette question, et les deux avaient considéré qu’il n’y avait pas violation de l’article 6§1 parce que les parties peuvent répondre aux conclusions du Commissaire du Gouvernement. La CEDH n’a pas eu cette interprétation dans un arrêt du 24 avril 2003 Yvon c./ France, où elle considère que la présence du Commissaire du Gouvernement créé un déséquilibre au détriment de l’exproprié.

La Cour de cassation a immédiatement tiré les conséquences de cet arrêt dans les procédures dans lesquelles elle a considéré que l’intervention du Commissaire du Gouvernement avait été faite de telle sorte qu’elle violait l’article 6§1 ; par la suite, le décret du 13 mai 2005 est intervenu pour renforcer le principe du contradictoire et, notamment, le Commissaire du Gouvernement a maintenant l’obligation de notifier ses conclusions au moins huit jours avant l’audience, et il est obligé de motiver le rejet des chefs d’indemnisation.

Cela n’est pas satisfaisant au regard de l’arrêt car celui-ci est venu dire que par principe, le fait qu’il y ait ce Commissaire du Gouvernement aux côtés du juge de l’expropriation était une violation de l’article 6§1 de la CESDH. Il y a donc toujours incompatibilité avec l’article 6§1 de la CESDH.

Conseils bibliographiques

  • Hostiou, L’arrêt Yvon c./France : ni lu, ni compris, AJDA 2004, p.1441

Deuxième section : l’ordonnance d’expropriation

Le juge de l’expropriation va devoir adopter l’ordonnance d’expropriation dont l’effet est de provoquer le transfert de propriété.

Le Préfet va saisir le juge de l’expropriation une fois l’arrêté de cessibilité adopté, ce qui ouvre deux possibilités :

  • un accord amiable intervient entre les parties ; dans ce cas là, le juge de l’expropriation n’aura pas à intervenir ;
  • dans le cas contraire, le juge de l’expropriation a un délai de huit jours pour adopter l’ordonnance d’expropriation ; le juge judiciaire va devoir simplement vérifier que l’ensemble des étapes de la phase administrative ont été réalisées, mais il ne peut en aucun cas apprécier leur régularité ou leur opportunité.
  • Dans le cas où un recours a été introduit devant le juge administratif contre la déclaration d’utilité publique au moment où le juge judiciaire est saisi, ce dernier devra surseoir à statuer.

L’effet de l’ordonnance d’expropriation est de provoquer le transfert de propriété à l’expropriant, et il débute au jour de l’ordonnance et non pas de sa notification. Ce transfert de propriété est un transfert juridique qui n’est pas assimilable à un envoi en possession (à une prise de possession) au profit de la personne publique. L’administration n’est pas matériellement en possession du bien car elle n’a pas encore versé l’indemnité.

Cette ordonnance peut faire l’objet d’un recours en cassation dans un délai de quinze jours.

Troisième section : l’indemnité

C’est également le juge judiciaire qui est compétent pour évaluer l’indemnité à laquelle a droit l’administré. Cette compétence se limite à l’indemnité liée au transfert de propriété ; en revanche, si le requérant soulevait également un préjudice lié au déroulement même de la procédure d’expropriation, ce contentieux de la responsabilité relève du juge administratif.

Il peut se faire assister par un notaire pour procéder à une juste évaluation de l’indemnité.

Généralement, l’expropriant va faire connaître à l’exproprié le montant de son offre ; si les parties ne tombent pas d’accord, l’une d’entre elles saisit le juge de l’expropriation, et celui-ci dispose d’un délai de huit jours pour fixer le montant de l’indemnité.

Ce jugement est susceptible d’appel et de cassation.

Le Code de l’expropriation précise que le montant de l’indemnité doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriant ; la date d’évaluation du bien est celle de la date du jugement.

Le Conseil d’Etat a récemment jugé que le Préfet était compétent pour mandater d’office le paiement de l’indemnité due par la personne publique à l’exproprié : c’est l’arrêt du 5 juillet 2010 Angerville.

Quatrième section : les cas particuliers

  1. La réquisition d’emprise totale

Elle va intervenir dans une hypothèse particulière : l’exproprié n’est pas totalement exproprié de son bien, il n’est frappé que d’une expropriation partielle.

Imaginons le cas où l’exproprié considère que la partie restante du bien devient inutilisable du fait de l’expropriation partielle : il va exiger de l’administration qu’elle l’exproprie totalement, c’est la réquisition d’emprise totale.

Cette demande doit intervenir dans un délai de quinze jours suivant la notification faite par l’expropriant du montant de l’indemnité proposée, et ce sous le contrôle du juge judiciaire.

Le Code de l’expropriation précise que cette demande peut intervenir dans trois cas :

  • en cas d’expropriation partielle d’un immeuble bâti si la partie restante devient inutilisable dans des conditions normales ;
  • en cas d’expropriation partielle d’un terrain nu si la partie restante est inférieure au quart de la superficie totale initiale ;
  • en cas d’expropriation partielle d’une exploitation agricole si elle compromet gravement l’utilité économique de celle-ci.

  1. La rétrocession du bien

La rétrocession du bien est une demande qui va être faite par l’exproprié au juge judiciaire lorsque l’affectation prévue par la déclaration d’utilité publique n’a pas été réalisée dans le délai de cinq ans.

Il dispose d’un délai de trente ans pour faire cette demande auprès du juge judiciaire. Celui-ci est-il compétent pour interpréter la déclaration d’utilité publique ? Le Tribunal des conflits, dans sa décision du 23 février 2004 Auribeau-sur-Siagnes, retient que le juge judiciaire a une compétence exclusive sur la demande de rétrocession, à l’exception des questions préjudicielles portant sur l’interprétation ou la validité des décisions administratives relatives à l’affectation du bien.

Si le juge judiciaire est saisi d’une demande, mais que pour apprécier si le bien exproprié a bien fait l’objet de l’affectation prévue, une question portant sur l’interprétation de la déclaration d’utilité publique se pose, le juge judiciaire devra surseoir à statuer et renvoyer la question préjudicielle au juge administratif.

C’est normal au regard du principe de dualité juridictionnelle, mais très discutable au regard du principe constitutionnel de la protection de la propriété privée.

Le prix de la rétrocession va comprendre à la fois la restitution du montant de l’indemnité d’expropriation, mais cela comprend également la plus-value liée à la valeur du bien au moment de la demande de rétrocession.

Le premier obstacle à la demande de rétrocession est l‘hypothèse où la personne publique va proroger la déclaration d’utilité publique ou en adopter une nouvelle.

Le second obstacle à la demande de rétrocession est l’hypothèse des réserves foncières : le juge a toujours considéré que la déclaration d’utilité publique avait été adoptée en vue de constituer une réserve foncière ; c’est l’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 30 septembre 1998 Consorts Motais de Narbonne.

La CEDH n’adopte pas du tout le même raisonnement : selon elle, le fait que l’affectation prévue dans la déclaration d’utilité publique n’ait pas été réalisée pendant un délai long, même si c’est pour une réserve foncière, est constitutif d’une violation du droit au respect de ses biens ; c’est l’arrêt du 2 juillet 2002 Consorts Motais de Narbonne.

La CEDH considère que c’est à propos de l’impossibilité de réaliser une plus-value qu’il y a violation du droit au respect de ses biens, pas parce que le propriétaire a été exproprié, mais parce qu’il a un manque important sur la plus-value liée à l’indemnisation pour expropriation.

La Cour de cassation a réceptionné cette jurisprudence dans deux décisions de la troisième chambre civile des 19 novembre 2008 Payet et 28 janvier 2009 Laurent : en cas de demande de rétrocession d’un bien exproprié pour une réserve foncière, si le délai de réalisation de l’opération est exagérément long, le propriétaire pourra obtenir soit une indemnité réparant le préjudice lié au manque sur la plus-value, soit la rétrocession de son bien.

Leçon n°9 : les notions de travaux publics et d’ouvrages publics

C’est un des pans du droit administratif les plus anciens. Le droit administratif s’est construit par strates, par domaines successifs : le premier pan a avoir été élaboré est celui des travaux publics.

Dès l’Ancien régime, les rois et l’Etat se sont lancés dans de grandes opérations de construction et de travaux publics, lesquelles généraient des litiges avec les entrepreneurs, avec les usagers, etc …. Aujourd’hui, on s‘aperçoit que la plupart des grandes règles du droit administratif ont leur origine dans ce pan du droit administratif.

La qualification de travail public ou d’ouvrage public est décisive car seuls les travaux publics et ouvrages publics sont soumis aux règles du droit public et à la compétence du juge administratif ; inversement, les travaux privés entrepris par les personnes publiques sont soumis aux règles du droit privé et relèvent du juge judiciaire.

Première section : la notion de travail public

Pour définir la notion de travail public, le critère organique est un élément important mais insuffisant puisque les personnes publiques peuvent entreprendre indifféremment des travaux publics ou des travaux privés, et inversement, des personnes privées peuvent parfaitement réaliser une opération de travail public.

  1. Un travail immobilier

La notion de travail public vise nécessairement la réalisation d’un travail immobilier. Il peut s’agir d’un travail de construction, de démolition, mais également une opération de moindre ampleur, telle qu’une opération d’entretien ou de réhabilitation.

La notion de travail immobilier renvoie, par opposition au travail mobilier, à l’existence d’une emprise sur le sol.

Ex : dans des litiges où il est question de la nature juridique de gradins ou tribunes démontables installés par une personne publique sur une place de la commune ou dans un stade, si un accident survient, qui est responsable ? Pour cela, il faut savoir s’il y a ou non travail public. Le fait que ces gradins ou tribunes soient démontables, même s’ils sont de grande ampleur, fait qu’ils constituent des travaux mobiliers et non pas immobiliers puisqu’il n’y a pas d’emprise au sol.

L’arrêt du 11 mai 1959 Dauphin faisait état de la pose d’une chaîne à l’entrée d’une allée, laquelle constituait un travail immobilier car il y avait emprise au sol de la chaîne par les deux poteaux.

Il y a souvent également une confusion qui est faite entre travail public et domaine public, mais un travail public n’a pas nécessairement lieu sur le domaine public, et inversement, tout travail réalisé sur le domaine public n’est pas nécessairement un travail public.

Ex : des travaux publics peuvent être entrepris sur le domaine privé d’une personne publique : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 8 avril 1949 Contamine à propos de travaux entrepris dans une forêt.

Des travaux publics peuvent être menés sur des propriétés privées, notamment s’ils poursuivent un but d’utilité publique.

Tout travail effectué sur le domaine public n’est pas toujours un travail public, et il peut donc y avoir des travaux privés sur le domaine public (travaux réalisés par un permissionnaire de voirie sur le domaine public : ils poursuivent un intérêt privé, et il ne s’agit donc pas de travaux publics : c’est l’arrêt du Tribunal des conflits du 25 janvier 1982 Quintard).

  1. La finalité et les destinataires du travail public

Le juge administratif a toujours été compétent à l’égard des travaux publics mais n’en a donné la définition qu’ultérieurement, de façon complémentaire, selon les réalités qu’elle reflète.

  1. A) Un travail d’utilité générale exécuté pour le compte d’une personne publique

Dans l’arrêt du 10 juin 1921 Commune de Monségur, le Conseil d’Etat a retenu qu’un travail public était un travail exécuté pour le compte d’une personne publique dans un but d’intérêt général.

La question, dans cet arrêt, était de définir la compétence juridictionnelle. La compétence du juge administratif reposait sur l’absence de travaux publics pour conforter l’implantation de l’objet litigieux : effectivement, ces travaux qui n’avaient pas été réalisés auraient dû l’être, et ce dans un but d’intérêt général, la sécurisation d’un bâtiment public, pour le compte d’une personne publique.

Cette définition correspond à l’hypothèse la plus évidente des travaux publics. Quand le juge retient qu’il s’agit d’un travail fait pour le compte d’une personne publique, il faut en réalité distinguer deux hypothèses :

  • la personne publique elle-même a fait les travaux ;
  • les travaux sont faits par une personne privée pour le compte d’une personne publique destinataire de l’ouvrage.

Ex : dans un marché de travaux publics, la personne publique va demander à une entreprise privée de réaliser des travaux ; cette définition vaut pour les concessions de travaux publics, où une personne privée concessionnaire va réaliser des travaux sur un ouvrage qu’elle gère pendant la durée de la concession, mais dont l’Etat sera propriétaire à l’expiration du contrat.

Concrètement, ce qu’admet comme hypothèses cet arrêt, ce sont toutes les hypothèses où la personne publique fait elle-même les travaux ou récupère immédiatement les ouvrages sur lesquels ont été faits des travaux par une personne privée.

Quid quand il s’agit d’un bail emphytéotique administratif avec travaux : ce n’est pas la personne publique qui va gérer les travaux réalisés par la personne privée, laquelle est détentrice du bail emphytéotique administratif. Ainsi, lorsque l’appropriation du bien par la personne publique est incertaine ou trop lointaine, la qualification de travaux publics est exclue.

C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 25 février 1994 SOFAP Marignan : il s’agissait d’un bail emphytéotique détenu par la ville qui avait demandé à une entreprise d’opérer des travaux publics au sein de la Mairie. Le Conseil d’Etat a retenu que la ville n’allait pas assurer la maîtrise de l’ouvrage public pendant la durée des travaux, qu’elle ne deviendrait propriétaire de l’ouvrage qu’à l’expiration d’un bail de longue durée, que par conséquent, on ne pouvait pas considérer que les travaux étaient faits pour le compte d’une personne publique, et enfin, qu’il ne s’agissait donc pas de travaux publics. Voir dans le même sens l’arrêt du Tribunal des conflits du 14 décembre 2009 Société HLM de Paris c./ Société Dumez.

Conseils bibliographiques

  • note sur l’arrêt du TC, AJDA 2010, p.973

L’expression «but d’utilité générale» ne doit pas ici se confondre avec la notion de service public : la notion d’utilité générale est plus large que celle de service public : il y a dissociation entre travaux publics et service public. L’arrêt Commune de Monségur en est une illustration car il retient qu’il y a eu des travaux publics, impliquant la compétence du juge administratif ; ces mêmes travaux avaient un but d’utilité générale mais ne renvoyaient à aucun service public.

C’est également le cas de l’arrêt du Tribunal des conflits du 5 juillet 1999 Commune de Stetten : des travaux avaient été entrepris sur un arbre classé comme monument naturel, en vue de sa conservation et pour le compte de la personne publique, mais en l’absence de tout service public.

Exemples de travaux qui ne sont pas des travaux publics parce qu’ils ne poursuivent pas un but d’utilité générale :

  • l’entretien de bâtiments publics dans le seul intérêt financier de la personne publique ne poursuit pas un but d’utilité générale et n’est pas donc pas un travail public ; c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 28 janvier 1954 Casino de Saint-Malo ;
  • des travaux entrepris par une commune sur des propriétés privées dans le seul intérêt des propriétaires ne sont pas des travaux publics : c’est l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Versailles de 2006 Julliard.

Conseils bibliographiques

  • JCP A 2007

  1. B) Un travail réalisé pour le compte d’une personne privée dans l’accomplissement d’une mission de service public

La définition précédente a pendant très longtemps été largement suffisante, et ce jusque dans les années cinquante. À ce moment là, dans un contexte très particulier, s’est posée la question de savoir si certains travaux, faits au profit de personnes privées, pouvaient être des travaux publics.

Après la seconde guerre mondiale, l’un des principaux enjeux de l’Etat durant cette période était la reconstruction. Pour cela, avaient été créées diverses formes juridiques, et notamment des établissements publics, chargées d’assurer ces opérations de reconstruction. Il a été considéré que ces travaux de reconstruction étaient des travaux publics.

Ces établissements publics étaient bel et bien des personnes publiques, mais les travaux qu’ils entreprenaient n’étaient pas faits pour le compte d’une personne publique mais pour les futurs propriétaires. Par qui avaient-ils été institués ? Par le législateur, qui leur avait assigné une mission de service public, celle de la reconstruction.

Les critères de la jurisprudence Commune de Monségur ne pouvaient être employés car les travaux étaient faits pour des personnes privées.

Le juge a donc bâti une seconde définition dans la décision du Tribunal des conflits du 28 mars 1955 Effimieff : est également un travail public un travail fait par une personne publique au profit d’une personne privée dans le cadre d’une mission de service public. Cela suppose pour le juge d’identifier l’existence d’une mission de service public, en appliquant les critères classiques d’identification d’une activité de service public. Ces critères ont été définis dans l’arrêt Narcy de 1963 :

  • une activité d’intérêt général,
  • réalisée soit directement par une personne publique, soit par une personne privée sous le contrôle d’une personne publique,
  • et qui amène à mettre en oeuvre des prérogatives de puissance publique.

La définition établie pourrait-elle jouer pour les mêmes travaux mais dans l’hypothèse où ils seraient faits par une personne privée pour une autre personne privée dans le cadre d’une mission de service public ? Non, c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 18 mai 1960 Grenet à propos des opérations de reconstruction d’après guerre menées par des sociétés privées.

Deuxième section : la notion d’ouvrage public

L’enjeu de la qualification d’ouvrage public est le même que celui des travaux publics : seuls les ouvrages publics sont soumis au régime du droit public et relèvent de la compétence du juge administratif. Cela dit, tous les ouvrages appartenant à une personne publique ne sont pas des ouvrages publics.

Conseils bibliographiques

  • Melleray, AJDA 2005, p.1376
  • Conclusions et notes sur le bilan de la notion d’ouvrage public, RFDA 2010, p.551 et p.572

  1. La définition de l’ouvrage public

  1. A) L’absence de lien entre ouvrage public, travaux publics et domaine public

  1. L’absence de lien systématique entre ouvrage public et travaux publics

Il est vrai que la grande majorité des travaux publics aboutissent à la construction d’ouvrages publics, mais il se peut que des travaux publics aboutissent à la réalisation d’ouvrages privés : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 28 mars 1955 Effimieff, à propos de la construction de maisons d’habitation par la personne publique.

Inversement, un ouvrage public peut résulter de travaux privés quand l’ouvrage a été réalisé antérieurement à son affectation à l’utilité publique.

  1. L’absence de lien systématique entre ouvrage public et domaine public

Un ouvrage public peut être implanté sur le domaine privé d’une personne publique (dans les forêts par exemple).

La question d’un tel lien a pu se poser si un ouvrage public pouvait être implanté sur une propriété privée, notamment pour les ouvrages appartenant à des établissements publics industriels et commerciaux transformés en sociétés anonymes (EDF, la Banque Postale, France Telecom). Ils sont devenus des personnes privées qui n’ont ni domaine privé ni domaine public.

  • Dans l’avis du 11 juillet 2001, le Conseil d’Etat a écarté la qualification d’ouvrages publics pour les ouvrages de France Telecom car il s’agit d’une société anonyme.
  • La loi du 20 avril 2005 a maintenu la qualification d’ouvrages publics pour les ouvrages d’Aéroport de Paris (alors que cet EPIC s’est transformé en société anonyme).
  • Dans un arrêt du 12 avril 2010 ERDF, le Tribunal des conflits a considéré que les ouvrages d’EDF étaient toujours des ouvrages publics, bien qu’ils soient la propriété d’une personne privée, en l’occurrence une société anonyme.

  1. B) Les critères de l’ouvrage public

L’ouvrage public, comme le travail public, a nécessairement une nature immobilière : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 12 octobre 1973 Commune de Saint-Brevin Les Pins, à propos d’un plongeoir flottant installé sur une plage et qui ne peut avoir la qualité d’ouvrage public puisqu’il est meuble.

L’ouvrage public est nécessairement le résultat d’un travail réalisé par l’homme. Les biens laissés à l’état naturel ne sont pas des ouvrages publics : c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 14 janvier 2005 Soltes, à propos d’une falaise qui n’avait fait l’objet d’aucun aménagement.

L’ouvrage public est, comme le travail public, affecté à une utilité publique générale : le juge recherche si l’ouvrage est affecté ou non à une utilité publique.

  1. Le principe d’intangibilité de l’ouvrage public

Conseils bibliographiques

  • RDP 2003, p.1633

  1. A) Intangibilité de l’ouvrage public et expropriation indirecte

Une personne publique veut édifier un ouvrage public (comme un transformateur EDF) : si par ignorance, la personne publique implante l’ouvrage sur une propriété privée sans l’accord du propriétaire, elle ne doit pas détruire l’ouvrage litigieux en application du principe de l’intangibilité de l’ouvrage public : un ouvrage public irrégulièrement édifié ne peut en aucun cas être détruit selon l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 juillet 1853 Robin de la Grimaudière. C’est l’adage «l’ouvrage public mal planté ne se détruit pas».

Il existe trois justifications à l’intangibilité de l’ouvrage public :

  • comme l’ouvrage public est affecté à l’utilité publique, cette utilité prime sur la propriété privée ;
  • dans un souci de protection des finances publiques, il serait trop coûteux de détruire un ouvrage public pour le reconstruire ailleurs ;
  • le juge administratif ne voulait pas sortir de son rôle de juge et se substituer à l’administration en lui adressant des injonctions de détruire.

Il y a une expropriation indirecte car le propriétaire privé est privé d’une partie de sa propriété sans que la personne publique ne soit passée par la procédure légale d’expropriation.

Ce principe est très critiquable car une erreur de l’administration lui bénéficie, la personne publique ne doit réparer que le préjudice qu’elle cause par une indemnisation.

De ce principe découlait deux conséquences :

  • toute demande portée devant le juge administratif tendant à la démolition ou au déplacement d’un ouvrage public était irrecevable ; c’est l’arrêt du Tribunal des conflits du 6 février 1956 Consorts Sauvy ;
  • le juge judiciaire se déclarait incompétent pour ordonner la démolition de l’ouvrage public litigieux en dépit de l’existence d’une voie de fait ; c’est l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 17 février 1993 Ville de Pantin.

La seule issue pour le propriétaire privé était de demander une indemnité pour dépossession définitive de son bien.

  1. B) L’affaiblissement progressif du principe

Le Conseil d’Etat a opéré une première évolution de sa jurisprudence par l’arrêt du 19 avril 1991 Epoux Denard : il a accepté pour la première fois d’effectuer un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation sur le refus d’un Maire de démolir un ouvrage irrégulièrement implanté.

Ensuite, la Cour de cassation a censuré la théorie de l’expropriation indirecte dans son arrêt de l’Assemblée plénière du 6 janvier 1994 Baudon de Mony : elle a affirmé qu’un transfert de propriété non demandé par le propriétaire ne pouvait intervenir qu’à la suite d’une procédure régulière d’expropriation.

En conséquence, le juge doit ordonner la démolition d’un ouvrage public irrégulièrement implanté : il faut donc admettre la tangibilité de l’ouvrage public.

Le Tribunal des conflits a ensuite infléchi sa jurisprudence en considérant que dans l’hypothèse d’une demande dirigée contre un ouvrage public irrégulièrement édifié, le juge judiciaire devait être le juge compétent s’il y avait voie de fait selon un arrêt du 6 mai 2002 Binet. Cet arrêt renverse l’arrêt de la Cour de cassation Ville de Pantin qui retenait l’incompétence totale du juge judiciaire.

Enfin, la concrétisation de la tangibilité de l’ouvrage public s’est faite par un arrêt du Conseil d’Etat du 29 janvier 2003 Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes maritimes : quand le juge administratif est saisi d’une demande de démolition d’un ouvrage public, il doit dans un premier temps regarder si une régularisation est possible. Si elle ne l’est pas, le juge doit se livrer à un bilan coût-avantage pour apprécier les inconvénients liés à la présence de l’ouvrage et ceux liés à sa démolition.

Au regard de ce bilan, le juge doit apprécier s’il est nécessaire ou pas d’ordonner la démolition de l’ouvrage. Le juge se reconnait donc compétent pour statuer sur la démolition.

  • Le Conseil d’Etat a appliqué cette jurisprudence en ordonnant la destruction d’une ligne électrique aérienne dans l’arrêt du 9 juin 2004 Commune de Peille.
  • Un juge a ordonné le déplacement d’une canalisation empiétant sur une propriété privée dans un arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes du 29 septembre 2009 Commune de Sonzay.
  • Inversement, le bilan coût-avantage n’aboutit pas toujours à la démolition de l’ouvrage : dans l’arrêt du 13 février 2009 Commune de Saint-Malo, le Conseil d’Etat a refusé d’ordonner la démolition d’un ouvrage au regard des avantages pour l’économie locale et la sécurité des personnes que présentait cet ouvrage. Des dommages et intérêts sont en de tels cas alloués au propriétaire privé.
  • La Cour de cassation admet elle aussi de recevoir des actions en démolition d’ouvrages publics lorsqu’il y a eu voie de fait : c’est l’arrêt du 30 avril 2003 Commune de Verdun.

Cette solution n’est pas compatible avec le droit européen : quand le juge refuse d’ordonner la démolition de l’ouvrage, il y a toujours expropriation indirecte. La CEDH, dans un des plusieurs arrêts du 13 octobre 2005, a condamné l’Italie pour expropriation indirecte en retenant que celle-ci était contraire au droit au respect de ses biens : «l’expropriation indirecte permet à l’administration de tirer bénéfice de son comportement illégal».

Ainsi, si le juge n’ordonne pas la démolition, il y a toujours incompatibilité avec la CESDH malgré les évolutions de la jurisprudence française du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation.

Leçon n°10 : les dommages de travaux publics

Les dommages de travaux publics sont les dommages subis au cours de l’exécution ou de la non-exécution du travail public et ceux causés par la présence et le fonctionnement d’un ouvrage public.

Il faut distinguer deux types de dommages de travaux publics :

  • les dommages permanents,
  • les dommages accidentels.

Première section : les dommages permanents de travaux publics

Les dommages permanents de travaux publics sont des dommages qui résultent soit de façon indéfinie et permanente, soit au moins de façon durable, du fonctionnement d’un ouvrage public ou de l’exécution d’un travail public.

La question est de savoir, pour toutes les hypothèses de dommages de travaux publics, quel type de responsabilité va être mis en jeu.

Rappel sur les types de responsabilité administrative rupture d’égalité entre les charges publiques

Fondement

Responsabilité sans faute risque que fait courir l’admi-

-nistration à un administré

Responsabilité Préjudice

de la anormal et spécial

puissance publique

(en principe : devant le JA) faute simple

Existence d’une faute

Responsabilité pour faute faute lourde

Existence d’un lien entre

le dommage et le préjudice

Par principe, en cas de dommage permanent de travaux publics, le régime de responsabilité sera un régime de responsabilité sans faute. Le problème est que la difficulté pour la victime sera de démontrer l’existence d’un préjudice anormal et spécial.

  • Le préjudice anormal signifie que le préjudice subi excède les inconvénients normaux que subissent tous les administrés.
  • Le préjudice spécial signifie que l’administré est seul à supporter ce préjudice par rapport à l’ensemble des administrés.

Ex : la simple modification d’un trajet ne créé pas de préjudice spécial à l’encontre des usagers automobilistes ; les dégâts causés à des toitures par les chutes de feuilles d’arbres d’une place publique ne constituent pas un préjudice anormal.

À l’inverse, le juge acceptera d’indemniser les troubles de jouissance apportés à la propriété, notamment en cas d’atteinte au droit d’accès, à la condition qu’il y ait véritablement privation d’accès ou gêne importante. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 18 juillet 1928 Commune de Corbières.

Pareillement, le juge acceptera en principe d’indemniser les troubles de voisinage générés par un ouvrage public, notamment en raison des bruits, odeurs ou humidité générés par l’ouvrage, à la condition que la gêne soit réellement importante. C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 2 juin 1967 Veuve Damerval. En principe, l’obtention d’une indemnisation est conditionnée par la propriété antérieure à l’implantation de l’ouvrage : c’est la théorie de la pré-occupation.

À propos de la question particulière du préjudice commercial, c’est-à-dire de l’hypothèse où la personne qui se plaint n’est pas qu’un habitant riverain de l’ouvrage public mais un commerçant qui peut voir sa clientèle diminuer à cause d’un ouvrage ou de travaux publics, la jurisprudence du Conseil d’Etat est assez nuancée.

  • Le Conseil d’Etat n’admettra pas l’indemnisation en raison d’un simple changement d’itinéraire, que celui-ci soit définitif ou temporaire, et qui entraînerait une simple baisse de la clientèle : c’est l’arrêt du 26 mai 1965 Tebaldini.
  • En revanche, si les travaux privent directement l’accès au magasin, dans ce cas, il y aura indemnisation pour dommages de travaux publics : c’est l’arrêt du 8 février 1967Rivaux.
  • Le Conseil d’Etat va plus rarement admettre l’indemnisation d’un commerçant pour les troubles générés de façon permanente par un ouvrage : c’est l’arrêt du 31 janvier 1968 SEM pour l’aménagement de la Bretagne où le Conseil d’Etat a accepté d’indemniser un restaurateur en raison de l’implantation d’une zone industrielle sur un plan d’eau sur lequel donnait directement son restaurant ; voir aussi l’arrêt du 16 juin 2008 SA Le Gourmandin.

Deuxième section : les dommages accidentels de travaux publics

Les dommages accidentels de travaux publics résultent d’un fait unique et ponctuel lié à l’exécution d’un travail public.

C’est sur ce point qu’il faut distinguer en fonction de la victime : il y a trois régimes différents.

  1. Le régime de responsabilité

  1. A) La responsabilité à l’égard des participants

Le dommage accidentel de travaux publics est causé à une personne qui participe à la réalisation de ces travaux publics.

Là encore, il faut distinguer :

  • le principe est que la responsabilité à l’égard des participants est un régime de responsabilité pour faute, c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 21 juin 1991 Brusson ; il s’agissait d’un ouvrier sur un chantier de travaux publics qui a été gravement blessé car son camion avait heurté une ligne haute-tension ; il s’agissait bien d’un participant, et par conséquent, c’est la responsabilité pour faute de l’Etat qui avait été engagée ;
  • en revanche, si le participant à la qualité de collaborateur bénévole, il s’agira dans ce cas d’un régime de responsabilité sans faute ; il faut rattacher cette hypothèse à celle des collaborateurs occasionnels au service public pour lesquels existent un régime de responsabilité sans faute (petite commune qui fait appel à l’aide de certains de ses habitants pour l’aider à réaliser certaines infrastructures ou certains travaux). C’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 26 juin 1968 CPSS du Calvados : un habitant qui avait aidé à l’installation d’un poteau sur la voie publique destiné à l’éclairage public s’était gravement blessé ; le Conseil d’Etat avait retenu qu’une indemnisation était due en dépit de toute faute de la part de l’administration.

  1. B) La responsabilité à l’égard des usagers

 Si la victime est un usager, c’est une responsabilité pour faute qui sera engagée, mais elle est de nature particulière : elle sera engagée pour «défaut d’entretien normal de l’ouvrage». Cela signifie que la faute que va rechercher le juge est ce défaut d’entretien normal de l’ouvrage. Pour ce domaine là seulement, il s’agit d’une faute présumée, cela signifie que dès lors que la victime est un usager, elle n’aura qu’à invoquer le défaut d’entretien normal de l’ouvrage, et c’est à l’administration qu’il reviendra de renverser l’allégation, en prouvant qu’elle n’a commis aucune faute dans l’entretien de l’ouvrage.

L’hypothèse la plus récurrente est tous les accidents liés à la voirie publique (arbres, crevasses, chaussées déformées, mauvaise signalisation des travaux sur la route).

Il y a une exception s’agissant des usagers des ouvrages publics : lorsque l’ouvrage est exceptionnellement dangereux, l’usager sera placé sous le régime d’une responsabilité sans faute. C’est le cas notamment des routes qui présentent un grand degré de dangerosité en raison à la fois des risques d’éboulements qu’elles présentent, et de leur absence de protection sur les ravins à flanc desquels elles sont implantées.

En pratique, il y a très peu de routes en France susceptibles de recevoir une telle qualification : il y a tout de même la décision d’assemblée du 6 juillet 1973 Dalleau à propos d’une route à la Réunion. Il faut rapprocher cette hypothèse de la théorie des choses dangereuses.

  1. C) La responsabilité à l’égard des tiers

Dans ce cas, la responsabilité engagée sera sans faute.

Il se peut qu’une même victime puisse avoir à la fois la qualité de tiers et d’usager à l’ouvrage. C’est l’arrêt du 22 octobre 1971 Ville de Fréjus. C’était à propos de la rupture du barrage de Malpasset : la ville demandait diverses réparations des préjudices subis. La question était de savoir si la ville était usager ou tiers de l’ouvrage. De façon inattendue, le Conseil d’Etat a retenu les deux qualificatifs (le second étant beaucoup plus favorable à l’indemnisation), et va juger que pour les dommages subis par toutes les canalisations de la ville, la ville devait être considérée comme usager de l’ouvrage, mais pour tous les autres dégâts causés aux autres installations, elle devait être regardée comme tiers à l’ouvrage.

  1. La mise en jeu de la responsabilité

  1. A) Les causes exonératoires de responsabilité

  • La force majeure : pour cela, il faut que l’événement présente un caractère extérieur, imprévisible et irrésistible.
  • La faute de la victime : le juge retiendra toute négligence ou imprudence commise par la victime pour exonérer partiellement ou totalement l’administration.

Le fait du tiers n’est pas une cause d’exonération de la responsabilité administrative.

  1. B) La compétence juridictionnelle

Tout litige lié à des travaux publics relève nécessairement de la compétence du juge administratif.

  • Initialement, c’est la loi du 28 Pluviôse an VIII qui lui donnait cette compétence ;
  • mais cette loi a été abrogée par l’ordonnance du 21 avril 2006 instituant le Code général de la propriété des personnes publiques : aucune disposition équivalente ne lui a alors été substituée ;
  • cet oubli a été comblé par l’ordonnance du 15 juillet 2009 qui a rappelé cette compétence du juge administratif.

Le juge judiciaire sera néanmoins et par exception compétent pour les dommages causés aux usagers des SPIC et en cas de voie de fait.