L’interprétation de la loi étrangère par le juge

Le statut procédural de la loi étrangère

On est dans la dernière phase du raisonnement du juge en droit international privé : l’application de la loi étrangère proprement dite pour résoudre le fond du litige. Mais cette application va poser des problèmes particuliers au juge. La loi étrangère n’est pas la loi française. Les deux lois n’ont pas le même statut. A priori, le juge français ne connaît pas le droit étranger, mais il est censé connaître l’ensemble du droit français. Donc problème de renseignement : comment connaître le droit étranger ? De plus, le juge français n’est pas habilité par l’Etat étranger à créer du droit étranger. La loi étrangère, contrairement à la loi française, peut choquer le juge par rapport aux concepts du for. Donc l’application de la loi étrangère va poser des problèmes de connaissance et d’interprétation du droit étranger

L’interprétation de la loi étrangère par le juge du fond

Le juge du fond doit interpréter la loi étrangère. Mais il faut se méfier du sens des mots. Certes, le juge français doit respecter la loi française. Mais en réalité, ce qu’il doit respecter dans la loi française, ce sont seulement les sources textuelles de la loi. Il n’a pas à respecter la jurisprudence, puisqu’il la crée. L’interprétation de la loi française, pour un juge français, est créatrice. L’interprétation de la loi étrangère ne relève pas du tout de la même perspective. Le juge français n’a pas à créer la loi étrangère lorsqu’il l’interprète. Batiffol disait que l’interprétation de la loi étrangère par les tribunaux français consiste seulement à rechercher le sens de la loi étrangère reçu dans le système étranger. On en déduit donc que le juge français doit respecter le droit étranger dans sa totalité : non seulement les textes mais aussi la jurisprudence et même les coutumes étrangères. Donc il n’a pas un véritable pouvoir d’interprétation tel qu’on l’entend habituellement. La Cour permanente de justice internationale, dans un arrêt du 12/07/1929 (affaire des emprunts serbes et brésiliens), a dit « il n’y a pas lieu d’attribuer à la loi nationale un sens autre que celui que ladite jurisprudence lui attribue » (référence à la jurisprudence nationale).

Le juge doit respecter la jurisprudence étrangère mais il pourra toujours écarter un certificat de coutume faisant état d’une jurisprudence erronée ou périmée (il devra se justifier). Dans des cas extrêmes, il se peut que le juge français soit tenu de procéder lui-même à une véritable interprétation du droit étranger : c’est le cas où la seule source du droit étranger est un texte mais qui n’a pas encore fait l’objet d’interprétation à l’étranger (parce qu’il est trop récent) ou qui fait l’objet d’interprétations contradictoires. Dans ce cas là, il disposerait d’un véritable pouvoir d’interprétation mais il devrait se mettre dans la peau d’un juge du pays concerné. En théorie, il devrait raisonner comme un juge étranger et mettre en œuvre les maximes et principes d’interprétation qui ont cours à l’étranger. Mais beaucoup d’auteurs considèrent que ce n’est pas la meilleure solution et recommandent d’en revenir à l’application de la loi française plutôt que d’imposer son interprétation du droit étranger.

Mais de toute façon, le juge dispose en pratique d’une grande marge de manœuvre en raison d’une règle toute bête : la Cour de cassation reconnaît un pouvoir souverain d’interprétation de la loi étrangère aux juges du fond. Donc elle ne contrôle pas l’interprétation de la loi étrangère donnée par les juges du fond. Ce pouvoir souverain vaut aussi bien pour la règle substantielle étrangère que pour la règle de conflit étrangère dans le cadre d’un éventuel renvoi. Justification théorique : la Cour de cassation française n’a pas été créée pour assurer l’unification du droit étranger. Justification pratique : on est peu intéressé et on se doute bien qu’il risque d’y avoir beaucoup d’erreurs d’interprétation du droit étranger.

Le contrôle de l’interprétation de la loi étrangère par la Cour de cassation

Cette absence de contrôle connaît quelques limites. Cas où il pourra y avoir contrôle de la Cour de cassation :

Dénaturation de la loi étrangère. Méconnaissance du sens clair et précis de la loi étrangère. Civ. 1ère, 21/11/1961, Montefiore. Méconnaissance du sens clair et précis d’un document législatif, dans cet arrêt. Au départ, la Cour de cassation visait l’article 1134 du Code civil (pour contrôler la dénaturation des dispositions contractuelles). Et puis la jurisprudence plus récente vise l’article 3 du Code civil ; civ. 1ère, 1/07/1997, Société Africatours. Pour la Cour de cassation, la dénaturation de la loi étrangère constitue une violation de la règle de conflit de lois. En dénaturant la loi étrangère désignée par la règle de conflit de lois, le juge fait une mauvaise application de la règle de conflit de lois. Au final, il y a peu de cassations pour dénaturations parce qu’il est très rare qu’un juge méconnaisse le sens clair et précis d’un texte. En plus, le juge va apprécier la teneur de la loi étrangère mais telle qu’elle est reproduite devant lui. Ce serait une dénaturation du document qui est produit devant lui, et non une dénaturation de la loi étrangère. En revanche, à l’inverse, le juge peut s’écarter du sens clair et précis d’un texte, s’il le justifie par ailleurs. Ex : jurisprudence qui va en sens contraire du texte.

Contrôle de la motivation. Le juge doit motiver son interprétation de la loi étrangère. Il doit expliquer pourquoi il retient cette interprétation. D’ailleurs, dorénavant, la Cour de cassation exige du juge du fond qu’il indique les dispositions du droit étranger sur lesquelles il fonde sa décision. Il y a un pouvoir souverain d’appréciation mais la motivation a été renforcée, puisque le juge doit s’expliquer. Civ. 1ère, 6/03/2001, ArabInvestmentCompany.

Pour l’instant, la Cour de cassation n’a utilisé le grief de dénaturation qu’à l’égard de documents législatifs. Mais même si on n’a pas d’exemples, on devrait considérer que la Cour de cassation serait prête à sanctionner la dénaturation d’une jurisprudence ou d’une coutume étrangère (claire et précise), puisque le juge doit en tenir compte pour interpréter.