La compétence préjudicielle de la CJUE

La compétence de la Cour de justice de l’Union Européenne en matière de renvoi préjudiciel

Le juge national applique en principe lui-même le droit de l’Union lorsqu’une affaire l’exige. Toutefois, lorsqu’une question liée à l’interprétation de ce droit est soulevée devant une juridiction nationale, celle-ci peut demander à la CJUE (Cour de Justice de l’Union Européenne) de statuer, à titre préjudiciel, sur cette question. S’il s’agit d’une juridiction de dernier ressort, la saisine de la CJUE est obligatoire. La juridiction nationale soumet sa question concernant l’interprétation ou la validité d’une disposition du droit de l’Union, généralement sous la forme d’une décision de justice, conformément aux règles de procédure nationales. Le greffier informe de la requête les parties aux procédures nationales, ainsi que les États membres et les institutions de l’Union. Ceux-ci disposent d’un délai de deux mois pour présenter leurs observations écrites à la Cour de justice.

  1. A) Le domaine de la compétence préjudicielle de la Cour de justice

Il faut distinguer l’interprétation et l’appréciation préjudicielle de validité en ce qui concerne un certain domaine.

  1. Le domaine réservé à l’interprétation préjudicielle

Elle concerne le droit primaire.

  1. a) Les traités

Avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la détermination des normes conventionnelles primaires susceptibles de faire l’objet d’une question préjudicielle était complexe.

  • L’ensemble des clauses du TCE pouvaient faire l’objet d’un renvoi préjudiciel sur le fondement de l’article 234 de ce traité, avec une mention particulière relevant du volet communautarisé (maîtrise des flux migratoires, asile, coopération judiciaire en matière civile).
  • En ce qui concernait les clauses du TUE, il fallait faire un tri : seules certaines dispositions de ce traité étaient justiciables de la Cour. Tel était le cas des dispositions relatives au pilier III (coopération policière et judiciaire en matière pénale) sur le fondement de l’article 35 du TUE. Cet article ne prévoyait l’interprétation préjudicielle que des actes de droit dérivé.
  • Au delà de ces dispositions, quelques rares autres dispositions pouvaient faire l’objet de cette question préjudicielle : les dispositions finales du traité, l’article 6§2 ancien du TUE (respect par l’Union des droits fondamentaux en tant que PGD communautaires), lesquels n’appartenaient à aucun pilier, d’où la question de savoir quelle procédure fallait-il mettre en oeuvre.

Le traité de Lisbonne simplifie la donne puisqu’il prévoit que la Cour de justice est compétente pour se prononcer à titre préjudiciel sur l’interprétation des traités. Cette formulation englobe le TFUE (dispositions de l’ancien TCE et dispositions relevant de l’ancien pilier III pour lequel désormais l’interprétation préjudicielle obéit au régime de droit commun, sans qu’il soit besoin de faire appel au régime dérogatoire de l’ex-article 35 du TUE) et le TUE (à l’exception notable des dispositions relatives à la PESC).

  1. b) Les normes jurisprudentielles

Sont visés les principes généraux du droit communautaire, qui font corps avec le droit primaire de l’Union et qui ont la même valeur.

Sont également visés les arrêts de la Cour de justice, qui sont l’instrument formel de la jurisprudence. Ils font partie des actes adoptés par les institutions de l’Union (la Cour de justice étant une institution de l’Union).

Si l’on s’en tenait à cette analyse, il faudrait considérer que ces arrêts devraient faire l’objet de l’interprétation préjudicielle, mais aussi de l’appréciation préjudicielle de validité. Le problème, c’est qu’on imagine mal une juridiction nationale demander à la Cour d’apprécier la validité de son propre arrêt, et ce pour deux raisons :

  • la Cour ne peut être juge et partie ;
  • on ne peut méconnaître l’autorité de chose jugée qui s’attache aux décisions de la Cour.

Le seul moyen de remettre en cause la validité d’un arrêt de la Cour est le recours en révision. Les arrêts ne peuvent donc tout au plus faire l’objet que d’un renvoi préjudiciel en interprétation. Ils peuvent aussi faire l’objet d’un recours en interprétation organisé par les statuts de la Cour : ne risque-t-il pas d’y avoir double emploi ? Non car ce recours peut avoir lieu à la demande d’une partie à l’instance devant la Cour ou à la demande d’une institution, alors que le renvoi préjudiciel en interprétation est déclenché par le juge de renvoi. Les auteurs ne sont donc pas les mêmes.

  1. Le domaine commun à l’interprétation préjudicielle et à l’appréciation préjudicielle de validité

  1. a) Les actes unilatéraux

Le TCE prévoyait des restrictions d’importance inégale à la compétence de la Cour en matière de renvoi préjudiciel des actes de droit dérivé. La première consistait à permettre à la Cour de justice de se prononcer sur l’interprétation ou la validité des actes des seules institutions (Conseil, Commission, Parlement européen, Cour des comptes, BCE).

Cette expression des “seules institutions” excluait le renvoi préjudiciel concernant les actes adoptés par les organes qui n’étaient pas formellement qualifiés d’institutions (comité économique et social, comité des régions, banque européenne d’investissement, conseil européen, et tous les organes de diverses natures).

Le traité de Lisbonne étend largement le champ d’application en mettant un terme à ces restrictions : il n’y a plus ces limitations organiques puisque sont éligibles au renvoi préjudiciel les actes adoptés par les institutions de l’Union (Conseil européen compris) et les actes adoptés par les organes et organismes de l’Union.

Cette extension organique du champ du renvoi préjudiciel ne sera pas contrariée sur le plan formel puisqu’est maintenue la jurisprudence antérieure en vertu de laquelle l’acte faisant l’objet du renvoi peut avoir n’importe forme, n’importe quelle caractéristique.

En ce qui concerne les actes adoptés en matière de coopération judiciaire en matière pénale, l’ancien article 35 prévoyait une possibilité de renvoi à l’égard des décisions-cadres, à l’exclusion des positions communes que pouvait adopter le Conseil de l’Union. Ce silence devait conduire à exclure ce type d’actes de droit dérivé de la compétence de la Cour de justice, laquelle avait comblé cette lacune par sa jurisprudence dans l’arrêt Gestoras du 27 février 2007.

  1. b) Les accords internationaux

La Cour de justice, dans l’arrêt du 30 avril 1974 Haegeman, a admis que les conventions internationales faisaient pleinement partie de l’ordre juridique communautaire. C’est la justification de la soumission de ces accords à la compétence préjudicielle interprétative de la Cour de justice.

Se posait la question de savoir s’ils pouvaient faire l’objet d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité. La Cour de justice n’en a pas exclu l’éventualité, et l’a même semble-t-il admise dans l’avis 1-75. Admettre un tel renvoi, c’est ouvrir la voie à la difficulté précédemment rencontrée : c’est placer l’Union entre le respect du droit primaire de l’Union et le respect de l’engagement international.

Cela porte sur les stipulations de l’accord lu-même, sur les actes qui en dérivent, sur les accords mixtes conclus avec des Etats, sur les accords conclus par les Etats membres auxquels l’Union a ensuite succédé (accords du GATT).

  1. B) L’exercice de la compétence préjudicielle de la Cour de justice
  2. La procédure

C’est une procédure contradictoire, la décision de renvoi prise par le juge national doit être notifiée par le greffe de la Cour de justice aux parties au procès devant le juge de renvoi, aux Etats membres eux-mêmes, à la Commission, ainsi qu’à l’institution dont l’acte fait l’objet du renvoi préjudiciel.

Cela détermine le périmètre du débat contradictoire : seuls les bénéficiaires de la notification pourront participer au débat contradictoire devant la Cour de justice, et au terme de celui-ci, elle rendra sa décision de renvoi préjudiciel.

La phase d’instruction peut être très longue : le règlement de procédure de la Cour a prévu diverses procédures exceptionnelles destinées à accélérer la procédure préjudicielle, à quoi s’ajoute la possibilité pour la Cour de justice de se dispenser de conclusions de l’avocat général. Ces mesures semblent avoir porté leur fruit : le délai moyen d’instruction est aujourd’hui de dix-sept mois (au lieux de vingt-quatre), et peut être réduit à moins de trois mois lors de la mise en oeuvre des procédures d’urgence.

  1. Les pouvoirs de la Cour

Elle a un certain pouvoir de reformulation des questions préjudicielles qui lui sont adressées, soit pour les adapter à sa compétence, soit pour en faire mieux apparaître la substance. La Cour de justice pourra être amenée à transformer une question préjudicielle en interprétation en question préjudicielle d’appréciation de validité ou à prolonger une question préjudicielle en interprétation en question préjudicielle d’appréciation de validité.

La Cour de justice peut considérer dans certains cas qu’elle doit dépasser l’objet précis de la question préjudicielle qui lui est posée : la réponse est plus large que la question.

Le Conseil d’Etat français a, dans un premier temps, considéré que l’autorité de l’arrêt de la Cour ne pouvait porter que sur la partie de la réponse relative à la question posée selon sa jurisprudence du 26 juillet 1985 ONIC, le reste ne pouvant lier le juge national. Il est revenu sur sa position dans l’arrêt du 11 décembre 2006 Société De Groot En Slot.

La Cour de justice peut aussi estimer inutile de répondre à une question qui lui a été posée lorsqu’il y en a plusieurs et que la réponse apportée à la première rend sans objet les questions suivantes. C’est bien au juge de renvoi qu’il appartient au premier chef de prendre la responsabilité de la manière dont il formule ses questions préjudicielles.

La réponse apportée par la Cour doit être assez précise pour être utilisable par le juge de renvoi, mais aussi suffisamment abstraite pour ne pas empiéter sur l’office du juge de renvoi qui est seul juge du fond.

Cette difficulté de s’en tenir à ce compromis concerne le cas de la question interprétative, la réponse étant binaire en matière de question préjudicielle en appréciation de validité. S’agissant de celle-ci, l’appréciation de validité d’une norme de droit dérivé se fera selon les normes de droit primaire évidemment, mais aussi selon les normes de droit dérivé qui lui sont supérieures.

Il y a une parenté étroite entre le renvoi préjudiciel en appréciation de validité et le recours en annulation : ce sont deux voies différentes qui concourent au contrôle de la légalité des actes de l’Union. Le recours en annulation n’est accessible aux particuliers que dans des conditions assez strictes puisqu’il faut démontrer l’existence d’un lien direct et individuel ; il est donc des cas dans lesquels le particulier n’a pas accès au prétoire de la Cour par cette voie ; il peut y accéder indirectement par la voie d’un renvoi préjudiciel en appréciation de validité. On ne saurait complètement les assimiler, ne serait-ce que parce que les pouvoirs de la Cour ne sont pas les mêmes dans les deux cas.