La connaissance et la preuve de la loi étrangère

La connaissance de la loi étrangère

On est dans la dernière phase du raisonnement du juge en droit international privé : l’application de la loi étrangère proprement dite pour résoudre le fond du litige. Mais cette application va poser des problèmes particuliers au juge. La loi étrangère n’est pas la loi française. Les deux lois n’ont pas le même statut. A priori, le juge français ne connaît pas le droit étranger, mais il est censé connaître l’ensemble du droit français. Donc problème de renseignement : comment connaître le droit étranger ? De plus, le juge français n’est pas habilité par l’Etat étranger à créer du droit étranger. La loi étrangère, contrairement à la loi française, peut choquer le juge par rapport aux concepts du for. Donc l’application de la loi étrangère va poser d’une part des problèmes de connaissance et d’interprétation

Prendre connaissance de la loi étrangère, c’est fondamental mais ce n’est pas simple. La jurisprudence a élaboré en la matière un ensemble de principes que l’on range sous l’intitulé général de preuve de la loi étrangère. Mais avant cela, il faut souligner que le terme de preuve en la matière est assez ambigu. En principe, la seule chose qui doit être prouvée en justice, ce sont les faits et non le droit. Donc l’expression de preuve de la loi étrangère accrédite un peu l’idée que la loi étrangère est du fait, et non du droit. Débat doctrinal sur le statut de la loi étrangère : fait ou droit. Débat théorique mais qui n’est pas sans conséquences pratiques. Si on estime que la loi étrangère est un fait, il appartient aux parties d’en rapporter la preuve (art. 9 du code de procédure civile) ; par ailleurs, les faits font l’objet d’une appréciation souveraine par les juges du fond. Au contraire, si on estime que c’est du droit, c’est le juge qui va prendre une part plus active dans la recherche du contenu de la loi étrangère (c’est son office de rechercher le droit et de l’appliquer) et par ailleurs, l’application du droit est contrôlée par la Cour de cassation. Doctrine assez divisée. Du point de vue du juge français, la loi étrangère est un simple fait ; en tout cas, elle est dépouillée de son élément impératif. Or c’est dans l’élément impératif de la loi que résiderait son caractère de règle de droit. Mais une autre partie de la doctrine conteste ce raisonnement dans la mesure où elle considère que le juge français va bien constater l’existence d’un élément impératif dans la loi étrangère ; sinon, la loi étrangère n’aurait pas vocation à s’appliquer. Certes, le juge français n’obéit pas à la loi étrangère, mais la loi française non plus n’est pas impérative pour lui. La loi française s’adresse davantage aux individus plutôt qu’au juge. Ce qui est impératif pour le juge, c’est une règle plus générale qui lui ordonne d’appliquer les règles substantielles françaises (art. 12 du code de procédure civile). Y aurait-il une règle générale qui commanderait au juge d’appliquer les lois étrangères ? Débat théorique largement insoluble.

Devant les juges, la loi étrangère bénéficie d’un statut mixte : par certains aspects elle est proche du droit, et par d’autres elle est proche du fait. A titre de principe, la Cour de cassation a reconnu le caractère juridique de la loi étrangère dans un arrêt du 13/01/1993, Coucke: « la loi étrangère est une règle de droit ». Mais ce n’est qu’un principe.

  1. La charge de la preuve de la loi étrangère

Hypothèse idéale : la juge connaît le contenu de la loi étrangère. Dans ce cas-là, sous réserve de respecter le principe de la contradiction, le juge peut faire état de ses connaissances personnelles aux parties et appliquer le droit étranger tel qu’il le connaît. Seulement, la connaissance du droit étranger par le juge est assez rare.

En général, les parties ont invoqué l’application d’une loi étrangère à juste titre ou le juge l’a relevée d’office, soit parce qu’il y était obligé, soit parce qu’il le voulait ; une loi étrangère est applicable. Qui doit en établir le contenu ? Le demandeur ? Le défendeur ? Le juge ? Sur qui pèse la charge de la preuve ? Et sur qui pèse le risque de la preuve ? Quid si le contenu de la règle étrangère demeure inconnu ? Sur ces sujets, la jurisprudence française a considérablement évolué.

Jurisprudence Bisbal, 1959: le juge n’a jamais l’obligation de relever d’office. A l’époque, l’essentiel de la charge de la preuve de la loi étrangère pesait sur les parties et plus exactement sur le demandeur à la prétention soumise à la loi étrangère. C’est le système Lautour Thinet, du nom de deux arrêts du 25/05/1948 et du 24/01/1984. Il en résultait que la charge de la preuve de la loi étrangère pesait « sur la partie dont la prétention est soumise à cette loi et non sur celle qui l’invoque, fût-ce à l’appui d’un moyen de défense ». Ex : la victime d’un accident en Espagne agit contre le responsable en France sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil. Elle agit devant le juge français et invoque le droit français. Le défendeur invoque l’application du droit espagnol désigné par la règle de conflit de lois du for (lieu du délit) : en droit espagnol, il n’y a pas de présomption de responsabilité, contrairement au droit français. Il faut prouver une faute. Dans le système Lautour Thinet, la charge de la preuve de la loi espagnole pèse sur le demandeur et non pas sur le défendeur qui a pourtant invoqué l’application de la loi espagnole. Le demandeur devra prouver que la loi espagnole pose une présomption de responsabilité. La prétention est celle de la victime, donc c’est à elle de prouver que la loi compétente lui donne ce droit.

La jurisprudence a précisé la notion de demandeur à la prétention soumise à la loi étrangère : il s’agit du demandeur à la question de droit soumise à une loi étrangère. Or ce demandeur peut très bien être le défendeur qui soulève une exception. Ex : le demandeur agit et le défendeur dit que l’action est prescrite en application du droit étranger. Le demandeur est défendeur à l’exception de prescription.

La charge de la preuve pesait donc le plus souvent sur le demandeur à l’action en justice. Quid lorsqu’il n’arrive pas à rapporter la preuve du droit étranger ? La sanction du risque de la preuve dépendait de sa bonne ou de sa mauvaise foi. Il était considéré comme étant de bonne foi lorsqu’il s’était heurté à une impossibilité ou à une difficulté excessive compte tenu de l’enjeu du litige d’établir le contenu du droit étranger. Quand il est de bonne foi, le juge appliquait la loi du for à la place de la loi étrangère. Quand il était de mauvaise foi, qu’il ne donnait pas de justification pertinente à sa carence, le juge déclarait sa demande mal fondée. Avantage : éviter que le demandeur rende applicable, par son inaction volontaire, la loi française qui lui serait plus favorable. Inconvénient, ça permet au défendeur d’invoquer parfois de façon dilatoire l’application d’une loi étrangère. Du coup, ce système Lautour Thinet a commencé à faire l’objet de beaucoup de discussions en doctrine dans les années 1985 – 1990. En même temps qu’elle hésitait sur le statut de la règle de conflit de loi, la jurisprudence hésitait sur la preuve de la loi étrangère. D’où interaction entre les deux.

La jurisprudence a tenté d’établir une distinction, comme pour la règle de conflit de lois, selon que les parties ont ou n’ont pas la libre disposition de leurs droits. Mais dans les deux dernières années, une polémique s’est instaurée au sein des Chambres de la Cour de cassation.


  1. Les parties ont la libre disposition de leurs droits

A priori, on pourrait penser qu’on n’a pas à imposer au juge de rechercher le contenu de la loi étrangère. Si la loi étrangère a un contenu différent de la loi française et aboutit à une solution différente au fond du litige, l’une des parties aura intérêt à en établir la teneur. Si elles ne le font pas spontanément, c’est qu’il n’y a pas pour eux d’intérêt. Et comme ils peuvent disposer de leurs droits, il n’y a pas à forcer le juge à rechercher le contenu de la loi étrangère. Solution pour le juge : appliquer la loi française, dans sa vocation subsidiaire, à la place de la loi étrangère. Cette solution, qui paraît assez logique, a été clairement énoncée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 16 novembre 1993, Amerford. « Dans les matières où les parties ont la libre disposition de leurs droits, il incombe à la partie qui prétend que la mise en œuvre du droit du droit étranger désigné par la règle de conflit de lois conduirait à une résultat différent de celui obtenu par l’application du droit français de démontrer l’existence de cette différence par la preuve du contenu de la loi étrangère qu’elle invoque, à défaut de quoi le droit français s’applique en raison de sa vocation subsidiaire. »

Ca signifie que dorénavant, c’est à celui qui invoque le droit étranger de le prouver. C’est à celui qui prétend que le droit étranger aboutit à une solution différente du droit français de l’établir. On passe du critère de la prétention soumise au droit étranger au critère de l’invocation du droit étranger. C’est resté jusqu’à cette année la position de la Chambre commerciale.

Mais la 1ère Chambre civile a fait autrement, prise dans son élan de promotion du droit étranger. Elle confond la question du statut de la règle de conflit de lois et la question du statut de la loi étrangère. A partir du 8/12/1998, elle a posé une solution différente dans un arrêt Calberson Belgium. Rappel : pour les droits disponibles, le juge a la faculté de soulever d’office une règle de conflit de lois. Dans l’arrêt, la 1ère Chambre civile énonce que si le juge décide de soulever d’office, il devra faire comme dans les domaines où les parties n’ont pas la libre disposition de leurs droits : ce sera à lui d’aller rechercher le contenu du droit étranger. « Il appartient au juge qui déclare applicable une loi étrangère de procéder à sa mise en œuvre et spécialement d’en rechercher le contenu ». Par la suite, la 1ère Chambre civile a précisé que le contenu vise aussi la jurisprudence et la coutume étrangère. Par cette solution, la 1ère Chambre civile dissuade considérablement le juge de soulever d’office l’application de la règle de conflit de lois, puisque ce sera à lui de faire tout le travail de recherche du contenu du droit étranger.

Néanmoins, la Cour de cassation persiste et signe et a même considérablement alourdi l’obligation du juge en ne distinguant plus les domaines : civ. 1ère, 28/06/2005: « il incombe au juge français qui reconnaît applicable un droit étranger d’en rechercher, soit d’office, soit à la demande d’une partie qui l’invoque, la teneur, avec le concours des parties et personnellement s’il y a lieu, et de donner à la question litigieuse une solution conforme au droit positif étranger. » Le juge peut reconnaître applicable un droit étranger soit parce qu’il est y est contraint, soit d’office, soit à la demande d’une partie qui l’invoque. Dans cette affaire, la Cour de cassation censure les juges du fond qui avaient appliqué la loi française au lieu de la loi allemande invoquée par l’une des parties en suivant la doctrine Amerford. Ca voudrait dire que dans toute matière, le juge, dès lors qu’il a dit que le droit étranger était applicable, devra en établir lui-même le contenu. Donc la seule échappatoire pour le juge, en matière de droits disponibles, est de se taire. S’il ne dit rien et que personne n’a rien vu, on ne lui reprochera pas d’avoir appliqué la loi française.

Malheureusement, dans un arrêt du même jour du 28/06/2005, il semble que la Chambre commerciale se soit ralliée à cette position, qu’on espère provisoire.

  1. Les parties n’ont pas la libre disposition de leurs droits

On a toujours été d’accord sur le fait qu’il ne faut pas leur permettre de rendre la loi française applicable simplement par inertie (parce qu’indirectement, elles pourraient disposer de leurs droits). Par ailleurs, on peut ajouter depuis 1988 que lorsque les droits sont indisponibles, le juge est tenu de relever d’office la règle de conflit de lois. Or il ne faut pas que cette obligation soit vidée de sa substance. Donc la Cour de cassation a décidé qu’en la matière, le juge devait rechercher d’office le contenu de la loi étrangère. Civ. 1ère, 1er juillet 1997, Driss Abbou: « l’application de la loi étrangère désignée pour régir les droits dont les parties n’ont pas la libre disposition impose au juge français de rechercher la teneur de cette loi ». C’est au juge de le faire, mais il ne doit pas pour autant tout faire. Certes, il peut ordonner une mesure d’instruction, mais il peut aussi inviter les parties à fournir des explications sur le contenu de la loi étrangère.

Mais quid lorsque la preuve de la loi étrangère ne peut pas être établie ? Puisque maintenant, le juge a l’obligation de rechercher lui-même, le défaut de preuve de la loi étrangère devrait rester un cas exceptionnel. Mais si ça arrive, le juge devra spécialement motiver sa décision. La Cour de cassation va contrôler la pertinence des motifs. Parfois, c’est impossible (impossibilité matérielle de prouver le droit étranger) ou trop difficile (coûts excessifs) ; dans ce cas là, on devrait considérer que le juge peut appliquer la loi du for en raison de sa vocation subsidiaire. Ceci étant, on peut quand même hésiter, et réintroduire la distinction entre droits disponibles et indisponibles. C’est gênant lorsque les droits sont indisponibles ; appliquer le droit du for risque de permettre à une partie (à laquelle le juge a demandé des précisions), par son inertie, de disposer indirectement de ses droits.

Doctrine divisée en deux camps : certains prônent le retour à la jurisprudence ancienne (Lautour Thinet) et de prononcer le débouté du demandeur quand il est à l’origine de la carence. D’autres disent que le juge doit poursuivre, dans ce cas, la recherche de la preuve. Mais tout cela reste un peu flou, du fait des arrêts de 2005 (régime bouleversé). On ne sait pas très bien ce qui va se passer lorsque le contenu de la loi étrangère ne pourrait pas être obtenu.

  1. Les procédés de preuve de la loi étrangère

Le plus utilisé est le certificat de coutume. Document rédigé (dont le nom est hérité de l’ancien droit) par le consulat ou l’ambassade en France du pays concerné ou rédigé par un juriste de l’Etat étranger concerné ou un juriste français spécialiste de l’Etat concerné. Le certificat produit par une ambassade ou un consulat est généralement très sommaire ; se limite à la reproduction des textes, traduits en français. Au contraire, le certificat qui émane d’un juriste est beaucoup plus détaillé : textes mais aussi références de jurisprudence et de doctrine et souvent une interprétation du droit étranger. Le certificat de coutume doit dans tous les cas contenir, en plus des indications sur le fond du droit étranger, des indications sur les règles de conflit étrangères dans les hypothèses où le renvoi est possible. Donc le certificat de coutume est le plus utilisé mais c’est aussi le plus condamnable. Le plus souvent, les parties préfèrent faire appel à des juristes qu’aux ambassades (texte brut), pour trouver une interprétation qui va dans leur sens. Souvent, il y aura deux certificats de coutumes différents (un par partie) qui vont donner un contenu assez différent à la même loi. Donc c’est difficile pour le juge de choisir, d’établir la vérité. Dans les procédures anglo-saxonnes, il y a une audition contradictoire de l’auteur du certificat devant le juge par l’avocat de la partie adverse. Mais il n’y a rien de tel en France.

Le juge peut lui-même faire appel à un expert ou à un consultant pour établir la teneur de la loi étrangère ; un peu le même système que les parties avec le certificat de coutume et une personne privée, sauf que là, comme c’est le juge qui nomme, on peut imaginer que l’expert désigné dira les choses objectivement. C’est possible mais c’est très rarement utilisé.

Il y a un autre moyen, très efficace et un peu plus utilisé : le juge peut recourir à un système d’information qui a été mis en place par la convention européenne dans le domaine de l’information sur le droit étranger. Convention signée à Londres le 7 juin 1968 entre les pays membres du Conseil de l’Europe. Elle est en vigueur en France depuis 1972 et dans une quarantaine de pays. Cette convention concerne le domaine du droit civil et du droit commercial ainsi que la procédure civile et la procédure commerciale. Elle vise à l’information sur le droit étranger dans tous ces domaines. Elle prévoit que le juge d’un Etat contractant peut demander des renseignements aux autorités d’un autre Etat contractant dont la loi est désignée par sa règle de conflit. Dans chaque Etat signataire, un organe est désigné qui est destiné à recevoir les demandes de renseignement en provenance des pays cosignataires. En France, un tel organe existe et il va recevoir les demandes étrangères mais il va aussi transmettre à l’étranger les demandes émanant des tribunaux français. Service des affaires européennes et internationales du ministère de la justice. La demande de renseignement ne peut provenir que d’un tribunal et non pas d’un avocat, et à l’occasion d’une instance déjà engagée et elle doit comporter les faits et les problèmes de droit posés par le litige. La réponse ne concerne que le droit objectif sans application aux faits. C’est très sûr ; ce sont les autorités mêmes de l’Etat étranger, sur place, qui vont fournir aux ministères des renseignements très précis. Ça pourrait être très efficace, mais c’est encore un procédé assez peu utilisé: une dizaine de demandes par an. Malgré cela, beaucoup d’auteurs disent que dorénavant, ce procédé devrait devenir obligatoire pour le juge. Ça reste une opinion doctrinale. Ce serait un peu délicat ; une grande majorité des magistrats français ne savent même pas que cette convention existe.

Ce que les magistrats utilisent davantage comme procédé d’information sur les droits étrangers, hormis les certificats de coutumes, c’est un procédé informel : le juge demande des renseignements au service des affaires européennes et internationales du ministère de la justice mais pas dans le cadre de la Convention de Londres. Pratiques assez informelles. On peut davantage discuter la fiabilité de ces renseignements, dont on ne sait pas trop comment ils sont obtenus.

Quel que soit le procédé utilisé, le juge apprécie souverainement la valeur probante des documents qui sont produits devant lui. C’est particulièrement vrai pour les certificats de coutumes, mais c’est même vrai pour les informations qu’il aura recueillies dans le cadre de la Convention de 1968.

Le juge n’est pas davantage lié par un accord des parties pour prétendre que le droit étranger a tel contenu. Par ailleurs, si les documents qui sont fournis au juge ne le renseignent que de façon incomplète, le juge ne doit surtout pas dire qu’il applique la loi étrangère malgré ses doutes sur son contenu. Dans ce cas là, il serait censuré par la Cour de cassation soit pour ne pas avoir procédé à de plus amples recherches, soit pour insuffisance de sa motivation. En fait, si, après les recherches, les résultats demeurent infructueux, le juge ne doit pas inventer le droit étranger. Il doit dire qu’il ne peut pas connaître le contenu du droit étranger et que donc il doit appliquer la loi française du fait de sa vocation subsidiaire (avec nuances quant à la mauvaise foi des parties et selon que les droits sont disponibles ou pas).