La responsabilité fondée sur la précaution

LA RESPONSABILITÉ FONDÉE SUR LA PRÉCAUTION

Le droit (de la responsabilité civile) évolue sous une double pression: la pression des faits (par exemple de nouveaux dommages) et celle des idées (par exemple de nouvelles théories). Cette double pression va mettre en évidence les insuffisances du droit positif à un moment donné. A la fin du XIX, la pression des faits se manifeste par l’apparition et la multiplication des accidents, ce qui va mettre en lumière les insuffisances d’une responsabilité exclusivement fondée sur la faute. Ainsi va émerger une responsabilité sans faute. A la fin du XX siècle, la pression des faits se manifeste par l’apparition de nouveaux risques d’une autre échelle et d’une autre nature que les risques connus jusque-là. Cela pourrait conduire à l’admission d’une responsabilité sans préjudice.

  • le changement d’échelle: en 1804, les risques étaient individuels et à la fin du XIX ils deviennent collectifs avec les accidents. Aujourd’hui, ce sont ajoutés les risques technologiques, les risque sanitaires et les risques écologiques. On les appelle risques majeurs ou catastrophes. Ils se développent à l’échelle collective voire même à l’échelle nationale ou planétaire.
  • Le changement de nature: certains de ces risques présentent la caractéristique d’irréversibilité. Avec l’apparition de l’irréversibilité émerge la prise de conscience qu’il y a de l’irréparable. Or, en l’état actuel la fonction principale de la responsabilité civile à cette nouvelle pression des faits suppose une nouvelle évolution qui ne doit plus être seulement tournée vers la réparation des dommages déjà causés mais également vers l’évitement des dommages à venir.

  • 1 – Le fondement de la précaution

A – Les sources du principe de précaution

En l’espace de quelques années ce principe de précaution est devenu une norme essentielle des législations environnementales au point que l’on se demande même s’il n’est pas en train de devenir un principe général du droit. C’est un processus de densification du droit qu’il nous amène à voir. Il figure dans la déclaration de Rio en 1992 qui énonce une série de principes. Il figure également dans une douzaine de traités internationaux, il figure dans le droit européen où il fait parti des principes qui doivent aider la politique de l’environnement de l’UE. Il figure dans la loi Barnier du 2 février 1995 dans laquelle il figure parmi les grands principes de protection de l’environnement « l’absence de certitude compte tenu des connaissances scientifiques du moment ne doit retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommage grave et irréversible à l’environnement, à un cout économiquement acceptable ». Il est également dans la Charte de l’environnement, article 5, depuis la loi du 1 mars 2005. Son domaine est apparu dans le droit de l’environnement puis il s’est ensuite étendu au droit de la santé et il a vocation à étendre son domaine d’application pour permettre une large protection du vivant et de l’avenir.

B – La portée du principe de précaution

1 – Les destinataires du principe de précaution

A l’origine ce principe est un principe politique qui s’adresse aux états. Sur le plan national ce principe concerne les pouvoirs publics: état et collectivités territoriales dont il guide l’action environnementale et sanitaire. Aujourd’hui, le principe de précaution s’applique à tous et le juge judiciaire le manie largement autant que le juge administratif.

2 – La force du principe de précaution

Ce principe met en lumière le processus d’émergence du droit de densification normative. A l’origine il s’agit de droit déclaratoire c’est à dire dépourvu de force obligatoire et contraignante, il a seulement une force d’inspiration puisqu’il indique des orientations souhaitables aux états. Ensuite il se densifie et devient un principe directeur pour les politiques environnementales de l’UE et pour les politiques nationales. Sa légitimité finit par augmenter encore, il se constitutionnalise. Cette densification juridique est également le fruit de la jurisprudence. L’invocation du principe de précaution est de plus en plus utilisée en droit privé par les avocats. Il est le plus utilisé dans le contentieux relatif à la nocivité des antennes relais de téléphonie mobile: TI de Grasse 17 juin 2003 (premier jugement référant au principe de précaution) / Cour d’Appel d’Aix / Arrêt du TGI de Nanterre 18 septembre 2008 / Cour d’Appel de Versailles 4 février 2009: les familles n’ont pas à être exposée aux risques d’antennes relais contre leur volonté. Il y a donc d’assez nombreuses décisions des juges du fond qui adoptent des positions différentes. La Jurisprudence administrative, elle, semble plus favorable aux opérateurs de téléphonie. Quant à la Cour de cassation, elle avait été saisie d’un pourvoi mais il se trouve que Bouygues s’est désisté. On trouve pourtant un arrêt de la 3ème chambre civile du 3 mars 2010 qui précise que le principe est inapplicable en l’absence de tout risque de pollution. Il s’agissait d’un propriétaire de terrain situé à proximité d’une source d’eau minérale exploitée. Ce propriétaire avait fait creuser un forage pour l’arrosage de son jardin. La Cour de cassation a considéré que cela n’entrainait aucun risque de pollution pour la source et n’entrainait pas l’application du principe de précaution.

  • 3 – L’appréciation du principe de précaution

Les auteurs qui ont réfléchis au principe de précaution sont tous d’accord pour reconnaître l’importance de ce principe. Le 1er à « avoir vu le vent venir » est Gilles Martin dans Précaution et responsabilité. Il dit que le principe de précaution aura, dans l’avenir, une forte influence dans notre droit et que cela parait difficilement contestable. Convergence dans le rapport Viney-Kourilsky, rendu en novembre 1999 au 1er ministre. Viney et Kourilsky disent qu’il n’y a pas lieu de contester le principe de précaution qui répond à une demande sociale évidente et pourtant ce principe suscite des réserves.

a) sur la plan social

On a dit qu’il s’agirait d’un principe d’inaction engendrant l’abstention et qu’il pourrait constituer un frein à l’initiative. Qu’il serait la traduction de la maxime : « dans le doute, abstiens-toi ».

La même critique a été émise il y a un siècle à propos de la théorie du risque, qui s’est pourtant déployée sans constituer un pareil frein. Les défenseurs du principe (les associations écologiques) la collent à cette autre maxime : « dans le doute, met tout en œuvre pour agir au mieux ». Il s’agirait d’un principe d’action qui incite à chercher des solutions alternatives plus respectueuses de l’environnement et de la santé. La précaution pourrait être une source d’innovation pour imaginer des sources alternatives.

b) sur le plan juridique

Ce principe a suscité des réserves contradictoires: pour certains il constituerait un risque de régression du fondement du risque / pour d’autres il ne lui ajoute pas grand-chose.

  • le principe de précaution vu comme un risque de régression du fondement du risque: réserve de Gilles Martin, en multipliant les obligations pesant sur les individus et en étoffant l’idée de faute de précaution, le risque est que le principe de précaution vienne redonner de la vigueur au fondement de la faute et donc de faire perdre du terrain au fondement objectif du risque. Des travaux ultérieurs ont démontré que le principe de précaution était compatible avec une responsabilité sans faute et qu’il n’entrait pas en conflit avec la théorie du risque
  • le principe de précaution vu comme une confirmation du fondement du risque: réserve de Geneviève Viney, elle minimise l’apport du principe de précaution à la responsabilité civile. Elle le qualifie d’ersatz assez pauvre du risque, il confirmerait simplement l’orientation du droit positif. Elle le situe sur le plan d’un fondement comme le risque, et sous-entend donc que le principe de précaution est lié à une responsabilité objective.
  • Le principe de précaution vu comme une redécouverte de la prudence. Certain auteurs vont minimiser l’apport du principe de précaution: Philippe Le Tournau et Philippe Brun « à tout prendre il ne s’agit que de la redécouverte sous un nouveau nom de la vertu morale et juridique de prudence ». Cette qualification ramène plutôt le principe de précaution vers une responsabilité subjective.

Conclusion

La thèse de Mathilde Boutonnet démontre que le principe de précaution ne concerne pas les conditions de la responsabilité civile et qu’il peut donc s’appliquer que la responsabilité soit subjective (pour faute) ou objective (sans faute) parce qu’il ne concerne pas les conditions mais les effets de la responsabilité civile. Il vient ajouter au principe de réparation des dommages un principe de prévention de certains risques de dommages graves.

  • 2 – La fonction anticipatrice de la responsabilité fondée sur la précaution

A La possible prise en compte de simple risque de dommage

Le régime classique de la responsabilité civile suppose l’existence d’un dommage certain alors que le principe de précaution peut s’appliquer aux simples risques de dommage grave et/ou irréversible dans les domaines de l’environnement et de la santé. L’innovation est considérable ici puisqu’après l’avènement d’une responsabilité sans faute, c’est donc d’une responsabilité sans préjudice dont il s’agit. Le principe de précaution permet un assouplissement du régime de la responsabilité.

B – De possibles mesures préventives et une possible action préventive

La fonction actuelle de la responsabilité civile est l’indemnisation de la victime. Admettre l’influence du principe de précaution sur la responsabilité civile conduit à 2 innovations:

  • « permettre au juge de prendre les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent pour prévenir un dommage » rapport Kourilsky-Viney.
  • Permettre de fonder une nouvelle action en responsabilité civile qui serait préventive concernant les effets de la responsabilité; qui pourrait assortir une responsabilité sans faute ou pour faute.

C – Une nouvelle fonction de la responsabilité: la fonction d’anticipation des dommages

La fonction préventive de la responsabilité existe déjà s’agissant de la responsabilité pour faute puisque cette dernière a pour objectif de prévenir les comportements nuisibles et dommageables. Mais il s’agit là d’une prévention dissuasion de certains comportements. La responsabilité fondée sur la précaution présente l’avantage et la nouveauté d’avoir une fonction de prévention, non plus des comportements, mais des dommages eux-mêmes c’est à dire que c’est une prévention anticipation et pas dissuasion pour les dommages particulièrement graves. Ce qui invite à orienter la responsabilité vers l’avenir.

Conclusion sur les fonctions de la responsabilité civile

Bien que la fonction d’indemnisation de la responsabilité civile a été mise en avant au XX siècle, la responsabilité civile en assume beaucoup d’autres ce qui fait sa richesse et sa complexité: réparer ou indemniser, sanctionner, dissuader, normer, faire cesser, prévenir, anticiper, …

1 – Fonctions indemnisatrice: permettre la réparation du dommage

Réparer c’est la fonction traditionnelle de la responsabilité civile et c’est d’ailleurs la seule à laquelle le Code civil fait allusion (article 1382). Le terme réparation n’est pas toujours approprié parce que certains dommages juridiquement réparables ne peuvent être réellement réparés comme par exemple les dommages moraux. C’est pourquoi au XX siècle on a utilisé de plus en plus le terme indemniser. Ces deux verbes sont souvent utilisés comme synonyme mais une différence peut être fait entre les deux: on répare un dommage et on indemnise une victime. Cette fonction indemnisatrice s’est considérablement développée avec le fondement du risque mais on peut dire que pour cette fonction-là, une pluralité de fondements peuvent convenir: la faute, du risque, de la garantie …

2 – Fonctions normatives: permettre de normer les comportements, de tracer la frontière entre le licite et l’illicite

La responsabilité civile l’assume de différentes manières: par la fonction sanctionnatrice → sanctionner une faute, punir le responsable. Elle se rattache au fondement de la faute / par la fonction dissuasive → le risque d’avoir à verser des dommages et intérêts dissuaderait les comportements illicites. Elle correspond à une fonction de peine privée qui s’exprime notamment par les dommages et intérêts punitifs / par la fonction corrective de cessation de l’illicite → thèse de Cyril Bloch qui établit une distinction des fonctions réparatrice et corrective, cette fonction permet de « mettre le fait en conformité avec la règle de droit violée ».

3 – Fonction préventive: permettre la prévention des comportements illicites ou des risques dommageables

  • la prévention dissuasion des comportements dommageables: fonction traditionnelle
  • la prévention anticipation des risques: fonction émergente grâce au support du principe de précaution