La séparation des pouvoirs : mythes et réalités

LA SÉPARATION DES POUVOIRS

Aucune théorie n’a autant marqué l’histoire constitutionnelle que celle de la séparation des pouvoirs, qui aujourd’hui encore demeure encore au moins en théorie fondamentale. L’origine de cette théorie remonte au 17ème siècle. Les premières traces se trouvent dans le Traité du gouvernement civil de Locke publié en 1690.

Mais surtout la séparation des pouvoirs est associées pour toujours à la personne de Montesquieu et à son livre L’esprit des lois paru en 1748 et notamment à un passage célèbre : Livre 11, Chapitre 6 : « de la Constitution d’Angleterre ». Cette théorie a très vite rencontré un formidable écho qui demeure, et très vite cette séparation des pouvoirs a été considéré comme la pierre de touche, le critère, de ce qu’on n’appelait pas encore la démocratie mais disons d’un régime dans lequel les libertés étaient protégées.

On en trouve la preuve dans la formule de la révolution française, le point 16 de la DDHC : « toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée n’a pas de constitution ».

En termes d’aujourd’hui nous dirons « tout Etat dans lequel la séparation des pouvoirs n’existe pas n’est pas une démocratie, n’est pas un régime juridique acceptable ».

Pourtant, une lecture contemporaine, plus attentive, de Montesquieu montre qu’on lui a fait dire beaucoup plus que ce qu’il n’avait dit, et que là encore la réalité est assez différente du mythe qui s’est constitué autour de ce texte. Mais finalement réalité ou mythe, c’est la réalité qui est assez secondaire. L’important est justement ce mythe qui fait que tous les constituants depuis les premiers (ceux de Philadelphie) jusqu’aux plus contemporains (ceux qui écrivent aujourd’hui des constitutions) sont obligés de se définir par rapport à ce principe et de faire en sorte que ce principe soit fondamental dans le texte constitutionnel.

Ceci fait que la 1ère classification des régimes politiques repose là-dessus, la plus fondamentale. Quels sont les régimes politiques qui connaissent la séparation ? Il faudra voir alors comment ils organisent cette séparation.

Comme on l’a dit, la théorie de la séparation des pouvoirs occupe une place considérable dans l’univers et dans l’histoire constitutionnelle. C’est cette leçon que nous verrons d’abord puis nous montrerons la réalité de ce texte célèbre et nous verrons les raisons de cette interprétation et son succès.

  • I. La leçon de Montesquieu

Ce que Montesquieu veut apporter, c’est la théorie d’un régime politique idéal, souhaitable, dont le prototype lui parait être le régime politique anglais tel qu’il l’observe lors d’un voyage qu’il fait en Angleterre en 1729/1730. De ce voyage et de l’observation de ce qui se passe, il tire la description de ce qui lui parait être souhaitable. La liberté des individus garantis par un équilibre harmonieux des pouvoirs, et là le terme important est «des», l’idée qu’il y a plusieurs pouvoirs, donc qu’il y a division, une séparation, alors que jusque là on avait tendance à raisonner sur le terme « du » pouvoir politique.

Quand il élabore sa théorie, il se pose la question du pourquoi et de la justification de cette division du pouvoir. En réalité l’expression du pouvoir politique, du souverain, est la loi. C’est le texte qui est destiné à régir les conduites des individus. Cette loi peut éventuellement être oppressive pour les citoyens, et c’est ce qu’il faut éviter. Comment l’éviter ? Il dit qu’il faut donner à des autorités différentes la capacité de décision dans les différentes étapes qui vont amener à ce que la loi soit appliquée à un individu. Et, poursuit-il, pour qu’une loi soit appliquée à un individu, 3 étapes :

  1. l’élaboration de la loi, l’écriture du texte
  2. l’application de la loi, sa mise en œuvre
  3. le règlement des litiges, des différends, qui peuvent éventuellement naître de cette application de la loi

Il y a 3 étapes, autrement dit 3 fonctions à remplir. Si l’on veut éviter que le pouvoir soit oppressif, il faut que ces 3 fonctions soient confiées à 3 corps différents indépendants l’un de l’autre. Et, conclusion concrète, l’élaboration de la loi, c’est-à-dire la fonction législative dans son esprit doit être confiée à des assemblées représentant la population. L’application, c’est la fonction exécutive (appelé par la suite pouvoir exécutif) : c’est celui qui est chargé de conduire le groupe (a l’époque le roi et ses ministres). Enfin le règlement des litiges, la fonction judiciaire, doit être confiée à des juges indépendants.

Les 3 corps ont chacun une part du pouvoir politique. Ces trois pouvoirs, trois « puissances » (Montesquieu) doivent être séparés dans leur origine, dans leur rapport, et dans leur champ d’action (à chacun son rôle). Et ainsi, pour qu’il y ait oppression, il faudrait que les trois se rencontrent. Cela dit, si les 3 se rencontrent, c’est que les 3 sont d’accords et qu’il y a probablement ce qu’on appellera plus tard la volonté générale.

S’il n’y a pas l’accord, l’action de l’un pourra éviter l’action de l’autre et le risque de despotisme est atténué, car selon la célèbre formule, « le pouvoir arrête le pouvoir ». On arrive ici à la modération du pouvoir. C’est le maître mot.

Dans cette ligne, s’il a été très vite admis que le pouvoir judiciaire devait être à part, la question essentielle devient celle de savoir comment selon quelles modalités on peut séparer la puissance exécutrice et la puissance législative. Et c’est toute la philosophie, toute la préoccupation principale, des constructions constitutionnelles du 18ème et du 19ème siècle, et en particulier de la 1ère d’entre elle qui est encore très proche et extrêmement inspiré des théories de Montesquieu, c’est la constitution américaine de 1787 toujours en vigueur, et tendant à ce qu’on appellera une séparation rigide des pouvoirs entre lesquels on va essayer d’éviter les interférences, ces pouvoirs ne se rencontrant que pour s’arrêter entre eux et arriver à la modération.

Aujourd’hui si on expose la théorie de la séparation des pouvoirs, c’est à peu près ça que l’on présente. En réalité, ce n’est pas tout à fait ce que Montesquieu avait dit…

  • II. Le contenu réel du texte

Il y a des lectures contemporaines (du 20ème siècle) plus attentive, plus critiques de Montesquieu, en particulier celle de Charles Eisenmann (introducteur de la pensée de Kelsen en France). Ce texte d’Eisenmann a beaucoup inspiré un philosophe Louis Althusser dans un livre paru en 1964 : Montesquieu, la politique et l’histoire

Si l’on suit cette lecture plus critique d’Eisenmann et d’Althusser, on peut montrer que dans la réalité le texte de Montesquieu est beaucoup plus nuancé que cette théorie rigide de la séparation de pouvoirs. Parce que plusieurs points :

  1. Montesquieu admet des empiétements d’un pouvoir sur l’autre
    1. le droit de veto : l’exécutif s’oppose à la promulgation d’une loi). Du coup l’exécutif intervient dans le processus de fabrication d’une loi.
    2. la responsabilité ministérielle
    3. le pouvoir législatif reçoit dans certain cas un rôle judiciaire
  2. Montesquieu parle plus de combinaison des pouvoirs que de séparation. S’il place à part le pouvoir judiciaire « invisible et comme nul », il reste deux pouvoirs que Montesquieu va d’ailleurs diviser en trois corps. Si le pouvoir exécutif est bien le roi et ses ministres qui l’entourent, le pouvoir législatif doit être confié à des assemblées, une chambre haute et une chambre basse. La chambre haute sera celle de la noblesse et la basse celle du peuple. Du coup c’est difficile de faire de Montesquieu le père de la démocratie, il est le père d’un des principes de la démocratie. Le problème de Montesquieu est d’établir une sorte de rapport de force entre ces différentes institutions elles mêmes incarnations d’une force sociale (roi, noblesse, peuple). Il faut faire en sorte que l’un équilibre l’autre, et par ce principe on arrive à la modération du pouvoir.
  3. Montesquieu en réalité recherche quelle est la meilleure combinaison de ces 2 pouvoirs (exécutif et législatif). Il cherche celle qui permettra d’assurer le mieux cette modération. Pour lui plusieurs formes possibles, les premières devant être écartées. Combinaisons exclues :
    1. idée que le législatif puisse dominer l’exécutif : « s’il n’y avait point de monarque et que la puissance exécutrice fut confiée à un certain nombre de personne tirées du corps législatifs, il n’y aurait plus de libertés ». Esprit des lois, Livre 11, Chapitre 6. Ceci apparaît comme la condamnation exacte de ce qu’on appellera plus tard le régime d’assemblée, et pourtant celui là sera présenté comme le régime découlant directement de la théorie de Montesquieu.
    2. Que l’exécutif détienne le judiciaire. « Cette disposition, écrit Montesquieu, suffit à faire tomber la monarchie dans le despotisme ». Esprit des lois, Livre 6, Chapitre 5. car cette idée que l’exécutif puisse juger est un danger pour la liberté des citoyens. Et surtout, Montesquieu voit là un véritable danger pour la noblesse qui serait jugée par quelqu’un d’autre qu’elle-même.
    3. La combinaison souhaitable est l’idée que la monarchie domine le législatif (mais domine ne veut pas dire qu’il les détienne entièrement) mais laisse le judiciaire indépendant. « Dans la plupart des royaumes d’Europe, le gouvernement est modéré parce que le prince qui a les deux pouvoirs laisse à ses sujets l’exercice du troisième ». Esprit des lois, Livre 11, Chapitre 6.

Finalement, le régime souhaitable est ce qu’on appellera plus tard la monarchie tempérée, la monarchie limitée. Elle est tempérée par la représentation (les nobles dans la chambre haute, le peuple dans la chambre basse) et ces chambres doivent voter la loi éventuellement proposée par le roi. La monarchie est aussi tempérée par l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Finalement, ce qui est remarquable là dedans, c’est ce qui nous parait un peu étrange, c’est la chambre haute. C’est l’idée d’un endroit qui va protéger la noblesse en lui donnant un rôle politique et, avec beaucoup d’habileté, un rôle politique équivalent à celui du peuple. Elle serait un contrepoids au peuple. Cela ferait un équilibre qui permettrait au roi de s’appuyer sur la chambre haute contre la basse et inversement, tout ceci aboutissant à la modération puisqu’il faudrait avoir le consensus, l’accord (au moins tacite) de l’un ou de l’autre.

Althusser, « Telle est la monarchie : un prince protégé de ses excès par des ordres privilégiés. Des ordres protégés du prince par leur honneur. Un prince protégé du peuple et un peuple protégé du prince par ses mêmes ordres, tout tenant à la noblesse ».

Finalement ce qui va faire l’équilibre est la noblesse qui, si elle s’aligne au roi peut faire plier la chambre populaire, et inversement.

Ceci montre bien que, même si ça n’enlève rien à l’importance historique de ce texte, le texte de Montesquieu n’est pas forcément un pur texte de théorie juridique ou logique. C’est aussi un choix politique : comment faire pour que dans la société politique la noblesse ait un grand rôle ?

Pourquoi cette interprétation qui donne une image assez différente du texte ?

  • III. Raisons de l’interprétation

On peut évoquer deux séries de raisons qui peuvent expliquer cette interprétation et son succès.

  1. causes historiques
  2. causes sociales
  • A) Les causes d’ordre historique

Lorsque Montesquieu écrit dans les années 1730 et suivante et lorsqu’il publie (en 1748), le problème politique qui est posé, est la monarchie absolue. C’est le système politique que l’on connaît en France à l’époque. Ce système commence à être pesant. Ce qui va être reconnu est surtout ce qui permet d’affaiblir cet absolutisme, et donc l’idée qu’il faut séparer (donc d’enlever les pouvoirs au roi) et séparer de façon aussi étanche que possible est une idée tout à fait séduisante. On ne s’inquiète pas encore d’organiser, on s’inquiète surtout de limiter. Ce qu’on va retenir de Montesquieu est surtout cette idée de la séparation, parce que la séparation veut dire, par la force même des choses, limiter le pouvoir des rois, limiter la monarchie absolue.

Par exemple, pour la constitution de 1787 qui est la 1ère constitution et la 1ère tentative de mettre en œuvre les idées de Montesquieu, on va vouloir organiser un pouvoir central très limité (le président des USA est à l’époque pas grand-chose) pour que ce pouvoir ne soit pas oppressif comme l’était la domination coloniale britannique, et que ce pouvoir ne soit pas assez fort pour restreindre les droits des Etats, parce que à l’époque dans cette construction ce sont des Etats qui tiennent à garder une autonomie. C’est ce qu’on appel le compromis de Philadelphie : ok pour le pouvoir central, à condition qu’il soit faible.

Et il en sera de même pour les révolutionnaires de 1789 lorsqu’ils feront la 1ère constitution moderne française, c’est-à-dire celle de 1791, qui ressemble beaucoup à la constitution américaine. Il s’agira de limiter le rôle du roi et d’augmenter (créer) le rôle de l’assemblée, autrement dit de limiter la légitimité monarchique en affirmant à coté la légitimité nationale (en 91) et populaire (en 93 il n’y a plus de roi). Du coup c’est affirme le rôle de l’assemblée (bourgeoise) en supprimant la chambre haute.

Ces deux constructions qui cherchent à sortir d’un pouvoir fort, absolu, vont insister sur la division du pouvoir tout en reconnaissant la nécessité de la collaboration, d’un point de contact, car si on veut que le pouvoir arrête le pouvoir, il faut bien qu’ils se rencontrent.

De ce point de vu il y a une institution tt a fait remarquable et qui existe à l’identique dans les 2 constitution (87 et 91), c’est le veto. La possibilité qu’a le chef de l’exécutif d’opposer son veto a une loi votée par le parlement, c’est-à-dire de faire que cette loi ne soit pas promulguée, qu’elle n’entre pas en application. C’est l’idée que le pouvoir arrête le pouvoir, et que de cet équilibre naît la modération. Et cette idée va être très présente après cette phase des premières révolutions, des premières constitutions. Ca va être très présente tt au long du 19ème et au début 20ème, parce qu’il reste une très forte méfiance envers le pouvoir : l’idée que ce qui peut menacer les libertés de l’individu est le pouvoir de l’Etat, et qu’il faut le limiter, c’est-à-dire le diviser.

  • 2) Les causes d’ordre social

On oublie souvent qu’au début du 18ème siècle en tt cas, ce qu’on appelle l’absolutisme royal, c’est l’idée que le roi gouverne tout seul et notamment (en France) qu’il ne s’appuie pas sur l’aristocratie. L’absolutisme royal, c’est l’histoire de la montée en puissance du roi de France : c’est le fait d’avoir réduit petit à petit les prérogatives des grands seigneurs, jusqu’a les transformer en courtisans sans rôle politique véritable. Le roi s’est donc appuyé de la bourgeoisie éclairée. Et donc, la bourgeoisie du début 18ème est volontiers assez absolutiste. L’idée qu’un roi qui gouverne contre les seigneurs est très présente. La figure du despote éclairé n’est pas antipathique. Et finalement, c’est l’idée que ça permet à cette bourgeoisie marchande qui n’est pas encore industrielle (mais qui va le devenir) de jouer un rôle par rapport aux structures traditionnelles face à qui elle ne se reconnaît pas (aristocratie propriétaire). Le colbertisme : les manufactures, la navigation, les réseaux, tout ça est fondé sur l’appareil d’Etat.

Mais lorsqu’apparaît le rôle de Montesquieu, lui écrit pour la noblesse avec l’idée de lui redonner un rôle essentiel auprès du monarque. Notamment, l’attachement qu’il professe pour la chambre haute, celle qui fera finalement l’équilibre et celle susceptible de s’allier à l’un ou à l’autre sera l’élément central. C’est l’idée que puisqu’on est arrivé à l’absolutisme contre la noblesse, si l’on veut trouver la modération, il faut remettre en avant la noblesse mais sous une forme renouvelée.

Simplement, qui lit Montesquieu ? C’est beaucoup plus la bourgeoisie, dans ce siècle des lumières. Cette bourgeoisie utilise Montesquieu ; quand à la fin du 18ème siècle, l’absolutisme devient moins éclairé, qu’il devient pesant (notamment par la charge des impôts), et finalement cette bourgeoisie qui veut se trouver un rôle politique réel doit se trouver une légitimité, une place dans le rôle politique. Cette place est évidemment cette assemblée que réclame Montesquieu : la chambre basse. La bourgeoise appuyée par le peuple apparaît alors comme une force. A partir de là on commence à avoir un pouvoir économique : il faudrait conquérir le pouvoir politique, c’est-à-dire le prendre au roi Donc la séparation des pouvoir et l’institution de l’assemblée dans cette séparation sont une grande chance pour cette catégorie sociale que de se placer dans le pouvoir.

La séparation des pouvoirs sera élevée à la hauteur d’un dogme même si parfois elle sert un peu d’alibi et de camouflage à des réformes démocratiques qu’on ne veut pas faire. Et cette théorie de la séparation des pouvoir introduit à la grande division des régimes politiques. Il y a ceux qui sont fondés sur elle, et ceux qui l’ignorent ou qui la refusent.