Le droit de propriété des personnes publiques

L’idée d’un droit de propriété des personnes publiques sur leurs biens : du rejet de l’idée à sa consécration

On va étudier le rapport qui unit les biens des personnes publiques à celles-ci. Les personnes morales de droit public sont l’Etat, les collectivités territoriales, les établissements publics, les personnes publiques sui generis, comme les groupements d’intérêt public (GIP) et la Banque de France.

Ces personnes publiques sont-elles propriétaires de leurs biens ? Pendant longtemps, on a considéré que les personnes publiques n’en étaient pas propriétaires, mais qu’elles n’avaient qu’une obligation de garde et d’entretien.

En admettant un tel droit de propriété, cela signifie-t-il qu’il est exactement le même que celui qu’a une personne privée sur un de ses biens ? Si l’Etat (au sens large) a les mêmes prérogatives que les propriétaires privés, cela a un enjeu considérable, puisque beaucoup de biens publics sont affectés à un service public.

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Le domaine n’est pas unique car différents régimes s’appliquent aux différents biens des personnes morales de droit public.

Ne pas confondre le domaine privé et la propriété privée : celle-ci est la propriété d’une personne morale de droit privé, alors que le domaine privé est avant tout le domaine d’une personne morale de droit public.

  1. Le rejet de l’idée d’un droit de propriété des personnes publiques

Ce n’est que depuis le début du XX ème siècle que l’on admet que les personnes publiques soient propriétaires de leurs biens.

Sous l’Ancien régime, la distinction domaine public-domaine privé n’existait pas. On distinguait en revanche les biens privés du monarque, qui avait un réel droit de propriété sur ses biens privés, du domaine de la couronne, qui était toute une série de biens publics (biens naturels, immeubles bâtis). On considérait que ce domaine était insusceptible de propriété privée, c’est-à-dire que ces biens étaient attachés à la fonction souveraine mais n’appartenaient pas au souverain lui-même. Ni le citoyen lambda ni le roi ne pouvait être propriétaire de ces biens publics.

Ceci a très vite été formalisé sous le principe d’inaliénabilité du domaine de la couronne. Il est considéré comme une loi fondamentale du royaume, à côté d’une seule autre, celle relative aux règles de succession au trône. La loi fondamentale du royaume s’impose non seulement aux citoyens, mais aussi au souverain, elle est tellement importante que celui-ci ne peut pas la contrer.

L’inaliénabilité des biens de la couronne a été imposée pour empêcher la dilapidation des biens de la couronne.

Par la suite, elle a été consacrée par l’édit de Moulins de 1566, selon lequel «les biens du domaine de la couronne sont indisponibles». En conséquence, qu’est-ce qui unit le souverain à ces biens du domaine de la couronne ? Son obligation de garde et d’entretien.

À la Révolution, l’état du droit n’a pas changé sur ce principe. Les Révolutionnaires craignaient que l’Etat, quel qu’il soit, puisse dilapider les biens publics, de sorte qu’ils n’ont fait que reformuler ce principe, et l’on parlera du domaine de la Nation, consacré par la loi du 1er décembre 1790.

Les Révolutionnaires vont être les premiers à adopter un Code domanial : ils ont voulu y marquer le fait que les biens publics doivent être gérés par des règles intangibles fixées dans un code.

Au XIX ème siècle, la seule idée que l’on conçoit est qu’il y a des biens publics qui ne peuvent faire l’objet d’une appropriation quelle qu’elle soit.

C’est Victor Proudhon qui, en 1834, va publier l’ouvrage Traité du domaine de l’Etat. Il est le premier à proposer une distinction au sein du domaine des biens publics. Il souligne que l’inaliénabilité dont il était question concernait une unité de biens publics, mais il va affirmer qu’il faut distinguer le domaine public et le domaine privé. Cette distinction est fondée sur l’idée selon laquelle le domaine public correspond à l’ensemble des biens publics qui sont affectés à l’usage de tous, et selon laquelle le domaine privé correspond à l’ensemble des biens publics qui ne sont pas affectés à l’usage direct du public.

Selon lui, l’Etat a bien un droit de propriété sur son domaine privé ; en revanche, il est vrai qu’il n’a pas de droit de propriété sur le domaine public.

La doctrine sera très divergente à propos de la distinction domaine public-domaine privé et ne parviendra pas à se mettre d’accord sur des critères de distinction entre ces deux domaines. En revanche, Victor Proudhon a fait l’unanimité sur un point : l’ensemble de la doctrine s’accordera sur l’idée selon laquelle l’Etat est propriétaire de son domaine privé mais pas de son domaine public.

Pourquoi affirmait-il que l’Etat n’était pas propriétaire du domaine public ?

  • Le premier argument est le Code civil lui-même. Il y avait à l’époque quatre dispositions qui en traitaient, les articles 538 à 541 du Code civil. Selon eux, le domaine public correspond aux biens insusceptibles de propriété privée. Ils affirmeront que le Code civil veut dire que personne ne peut être propriétaire du domaine public, donc l’Etat est compris dans le terme «personne».
  • Le second argument est que l’Etat ne détient ni l’usus (c’est le peuple qui use du domaine public), ni l’abusus (la loi de 1790 rend inaliénable le domaine public), ni le fructus.

Ces arguments vont vite perdre de leur ampleur.

  1. La consécration du droit de propriété des personnes publiques

  1. A) L’évolution de la doctrine

Maurice Hauriou, dans son Précis de droit administratif publié en 1933, ne nuance pas : selon lui, l’Etat est tout autant propriétaire de son domaine public qu’il l’est de son domaine privé. Cinq arguments sont à prendre compte :

  • selon lui, il est faux de dire que l’Etat n’a ni l’usus, ni l’abusus, ni le fructus sur le domaine public ;

■ en effet, l’Etat affecte des bâtiments aux activités de service public, il en a donc l’usus, il décide de l’affectation de ces biens ;

■ l’Etat a le droit d’autoriser l’occupation de telle ou telle partie du domaine public (bars et restaurants de plage) contre redevance, il a donc le fructus ;

■ il affirme enfin que c’est parce que l’Etat a l’abusus sur le domaine public qu’il a fallu adopter une loi d’inaliénabilité en 1790 ;

  • selon lui, un bien n’est pas figé dans le domaine public ou dans le domaine privé, sinon, cela voudrait dire qu’un bien pourrait d’un jour à l’autre changer le fait que l’Etat soit propriétaire ou non ;
  • quand l’Etat autorise une personne privée à occuper une partie du domaine public, on va considérer que la personne privée qui reçoit cette autorisation se voit conférer certains droits réels ; en conséquence, si la personne publique transfère des droits réels à une personne privée, c’est bien qu’elle les détenait elle-même, or, le droit réel par excellence est le droit de propriété ;
  • il va constater que dans la jurisprudence administrative, il y a de nombreux cas où le Conseil d’Etat fait application au domaine public de règles du Code civil relatives à la propriété (par exemple, le Conseil d’Etat a toujours fait application au domaine public de la théorie de l’accession inscrite à l’article 552 du Code civil, comme on peut le voir dans l’arrêt du Conseil d’Etat du 7 mai 1931 Compagnie nouvelle des chalets de commodité) ;
  • il va dire que la doctrine n’envisage que le droit de propriété présent dans le Code civil et applicable aux personnes privées ; il va dire que ce n’est pas parce que le Code civil prévoit un régime de la propriété qu’il n’en existe qu’un seul, il y en a peut-être deux ; l’Etat peut donc être propriétaire, certes de façon différente que les personnes privées sont propriétaires de leur patrimoine, de son domaine public.

Peu à peu, la doctrine soutiendra la thèse contraire à celle de Victor Proudhon et admettra que l’Etat soit propriétaire de son domaine public.

  1. B) La reconnaissance de la jurisprudence

  1. Le Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat n’a jamais fait de difficultés pour reconnaître un droit de propriété aux personnes publiques, mais paradoxalement, il n’a jamais rendu d’arrêt de principe en la matière. On trouve de nombreux arrêts très anciens où il admet, au détour d’une phase, le droit de propriété des personnes publiques sur le domaine public.

Dans l’arrêt du 16 juillet 1909 Ville de Paris, le Conseil d’Etat avait utilisé l’expression «l’Etat est propriétaire de son domaine public», mais l’arrêt ne portait pas sur cette question.

  1. Le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, quant-à lui, a solennellement consacré le droit de propriété des personnes publiques dans une décision des 25-26 juin 1986 Lois de privatisation. En ne précisant pas de quel domaine les personnes publiques sont propriétaires, le Conseil constitutionnel souligne qu’il n’est pas nécessaire d’opposer ces deux domaines, et que les personnes publiques sont propriétaires de tous leurs biens.

L’article 17 de la DDHC protège la propriété privée, et dans la décision de 1986, le Conseil constitutionnel s’est appuyé dessus : ainsi, il retient que l’article 17 de la DDHC de 1789 «ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers, mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’Etat et des autres personnes publiques».

Le fondement du droit de propriété des personnes publiques est le même que celui des personnes privées : l’article 17 de la DDHC est le fondement juridique de la propriété en règle générale.

Par la suite, le Conseil constitutionnel a été à de très nombreuses reprises saisi à ce propos. Ainsi, l’entreprise France Telecom a été privatisée par une loi du 18 juillet 1996 qui avait été déférée devant le Conseil constitutionnel. Les opposants à la privatisation se targuaient d’une atteinte à l’article 17 de la DDHC, d’une atteinte à la propriété de l’Etat.

Récemment, il y a eu un transfert de biens de la RATP au STIF, et la violation de l’article 17 a encore été invoquée.

  1. C) La consécration législative : l’ordonnance du 21 avril 2006 et le CGPPP

Avant 2006, il y avait un code appelé Code du domaine de l’Etat, qui n’était pas fonctionnel dans la mesure où il existe d’autres personnes publiques que l’Etat. Ainsi, en matière du domaine des collectivités territoriales, il fallait aller consulter le Code général des collectivités territoriales. Les règles relatives au domaine étaient éclatées entre plusieurs codes qui parfois étaient contradictoires.

Le souhait d’un code unifié a mis une quinzaine d’années à se réaliser. Ce Code général de la propriété des personnes publiques n’a pas été nommé ainsi au hasard, on a tenu à marquer en 2006 le droit de propriété des personnes publiques et la fin du débat.

Par ailleurs, la structure du Code se divise en trois titres : l’acquisition des biens, la gestion des biens et la cession des biens.

L’ordonnance a été ratifiée par la loi du 12 mai 2009 de simplification du droit. Le Code a donc valeur législative.