Le principe discuté de la primauté du droit de l’UE sur la Constitution

Le principe discuté de la primauté du droit de l’Union sur la Constitution

Pendant longtemps, la question des rapports entre l’ordre juridique étatique et l’ordre juridique communautaire n’a pu s’établir que sur le fondement de l’article 55 de la Constitution. Il pose le principe de la primauté des traités régulièrement conclus sur les lois sous réserve de réciprocité. Cela ne concerne pas exclusivement les traités européens.

Il a fallu ensuite tenir compte de l’article 88-1 introduit par la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, préalable à la ratification par la France du traité de Maastricht. Cet article consacre solennellement la participation de la France à l’Union européenne en vertu des traités qui l’ont institué et, en dernier lieu, en vertu du traité de Lisbonne.

La réception soulève une difficulté : peut-on admettre que le principe de primauté aille jusqu’à s’imposer sur le droit constitutionnel ?

C’est la question la plus épineuse : les jurisprudences allemande et italienne manifestaient déjà cette difficulté dans les années 70-80 (Solange I et Frontini). Plus récemment, lorsque fut mis en place le mandat européen dans le cadre d’une décision-cadre de 2002, la question de la conformité de ce dispositif par rapport aux constitutions internes a soulevé, dans plusieurs Etats membres, des difficultés telles qu’il a fallu parfois en arriver à une révision constitutionnelle.

Les jurisprudences des Cours constitutionnelles nationales développent une notion assez nouvelle en droit constitutionnel européen, celle de l’identité constitutionnelle de l’Etat. Cela semble être une limite ultime à la construction européenne, et techniquement, à la primauté.

À s’en tenir à une approche classique des choses, on se trouve face à deux prétentions inconciliables :

• la prétention communautaire à la primauté totale,

• la prétention constitutionnelle au refus de cette primauté totale.

La solution devra passer par des compromis.

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1. La position des juridictions administratives et judiciaires

a) La primauté refusée par le Conseil d’Etat

La position du Conseil d’Etat est désormais clarifiée, il refuse la primauté communautaire. Dans l’arrêt Sarran du 30 octobre 1998, le Conseil d’Etat affirmait que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’appliquait pas dans l’ordre interne aux normes constitutionnelles, on y voyait la réaffirmation de la primauté de la Constitution sur le traité en général, et l’on pensait que cela vaudrait en cas de conflit. Ce présage a été confirmé en deux temps :

• l’arrêt SNIP du 3 décembre 2001 où le Conseil d’Etat affirme que le principe de primauté du droit de l’Union européenne «ne saurait conduire, dans l’ordre interne, à remettre en cause la suprématie de la Constitution» ;

• l’arrêt du 8 février 2007 Arcelor par lequel le Conseil d’Etat réaffirme sa jurisprudence Sarran dans un cadre conflictuel entre une loi constitutionnelle de 1998 et le droit de l’Union. Il retient que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne saurait s’imposer dans l’ordre interne aux normes de valeur constitutionnelle.

•Le Conseil d’Etat est confronté à un cas très particulier, le contrôle de la légalité d’un décret de pure et simple transcription d’une directive communautaire (la directive est précise est inconditionnelle). Ce règlement de transcription est critiqué par l’invocation de principes constitutionnels (principe d’égalité, liberté d’entreprendre…), mais le Conseil d’Etat est conscient que contrôler la constitutionnalité du décret, qui n’est qu’un décret de transposition, revient à contrôler la constitutionnalité de la directive elle-même : c’est pour cela qu’il réaffirme le principe de la suprématie de la Constitution.

•Le Conseil d’Etat a l’idée, à la suite de son rapporteur public, d’aménager ce contrôle de constitutionnalité du décret, et donc incidemment de la directive, selon des modalités particulières :

– ou bien le principe constitutionnel invoqué a un exact équivalent communautaire ; dans ce cas, le Conseil d’Etat procède, selon une figure acrobatique et savante, à une requalification du moyen ; il opère une translation, selon la formule de Mattias Guyomar, du contrôle de constitutionnalité vers le contrôle de conventionnalité, sans renoncer au premier, et donc au principe de primauté, mais en l’exerçant par d’autres moyens ;

– ou bien il n’a pas d’équivalent communautaire européen, ce qui signifie que ce principe constitutionnel est spécifique, et dans ce cas, le Conseil d’Etat exercera le contrôle de constitutionnalité incident de la directive, que cela plaise ou non à la Cour de justice ; dans ce cas là, le Conseil d’Etat fera prévaloir la primauté de la Constitution.

b) La primauté acceptée par la Cour de cassation ?

Une telle interrogation se pose suite à l’observation de deux arrêts importants : l’arrêt Fraisse du 2 juin 2000 et l’arrêt Abdeli et Melki du 16 avril 2010.

1) L’arrêt Fraisse du 2 juin 2000

L’arrêt Fraisse, de prime abord, ressemble à s’y méprendre à l’arrêt Sarran du Conseil d’Etat de 1998. En effet, les faits de la cause sont analogues (revendication de l’exercice du droit de suffrage aux élections en Nouvelle-Calédonie) ; par ailleurs, la Cour de cassation, face au moyen tiré de la violation de la CESDH et du Pacte International sur les droits civils et politiques, oppose la même fin de non-recevoir que le Conseil d’Etat en considérant que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas dans l’ordre interne aux normes de rang constitutionnel.

La fin de non-recevoir est formulée dans les mêmes motifs, si ce n’est que que la Cour de cassation ne recoure par au fondement de l’article 55 de la Constitution.

Il y a cela dit dans cet arrêt un aspect absent de l’arrêt Sarran : la requérante invoquait non seulement des stipulations internationales, mais aussi le TUE, et en particulier l’article 6§2 (devenu §3 depuis le traité de Lisbonne) en vertu duquel l’Union respecte les droits fondamentaux et notamment les droits de suffrage. La Cour de cassation répond ici que le droit invoqué n’entre pas dans le champ d’application du droit de l’Union européenne, qui n’est donc pas invoquable en l’espèce.

On peut se demander quelle aurait été l’attitude de la Cour de cassation si le droit invoqué entrait dans le champ d’application du droit de l’Union européenne. La question reste posée à la Cour de cassation qui a globalement eu une jurisprudence plus ouverte au droit de l’Union européenne que le Conseil d’Etat ; pour autant, celui-ci a largement ouvert sa jurisprudence aux particularités et spécificités du droit de l’Union européenne.

2) L’arrêt du 16 avril 2010

Ce second arrêt, moins significatif, a vu la Cour de cassation demander à titre préjudiciel à la Cour de justice si le caractère prioritaire des QPC était compatible avec le principe de primauté et l’exigence d’effectivité immédiate du droit de l’Union européenne.

Certains ont soutenu que, par cet arrêt mettant en doute la compatibilité avec le droit de l’Union européenne le caractère prioritaire des QPC, la Cour de cassation élevait un conflit entre la Constitution et le droit de l’Union européenne. C’est une erreur d’analyse car la Cour de cassation ne mettait pas en cause l’euro-compatibilité du principe même, mais l’euro-compatibilité du caractère prioritaire donné à la QPC, lequel ne résulte pas de la Constitution, et en particulier de l’article 61-1 : ce caractère a été conféré par une loi organique mettant en oeuvre cette nouvelle voie de droit. En conséquence, si la Cour de cassation soulevait l’hypothèse d’un conflit, c’était un conflit entre la loi organique et le droit de l’Union européenne, conflit banal qui se résout très classiquement par la mise à l’écart de la loi, laquelle a été considérée comme nécessaire par la Cour de cassation .

Des observateurs ont fait remarquer que cet arrêt avait été rendu au visa d’abord de l’article 267 du TFUE, qui organise la procédure de renvoi préjudiciel à la Cour de justice, et ensuite seulement au visa de la Constitution. De là à en déduire que la Cour de cassation manifestait par là son adhésion à la thèse de la primauté du droit de l’Union européenne, c’est faire feu de tout bois, et en tirer une telle conséquence est très discutable.

2. La position du Conseil constitutionnel

a) Une position longtemps indéfinissable

Cette position a pendant longtemps été indéfinissable, et ce pour plusieurs raisons.

1) Le seul contrôle préventif institué par la Constitution

La Constitution organise seulement un contrôle préventif des engagements internationaux en général au regard de la Constitution selon son article 54 ; d’une part, il est d’application générale, et d’autre part, on a tendance parfois à en déduire à tort des conséquences en matière de hiérarchie des normes :

• certains soutiennent que l’organisation d’un contrôle de l’engagement international à la Constitution est le signe de sa subordination à la Constitution ;

• d’autres avancent que le fait que ce contrôle aboutisse à un jugement d’inconstitutionnalité peut être résolu par la révision de la Constitution, ce qui serait le signe cette fois de la soumission de celle-ci à l’engagement international.

En réalité, l’article 54 met au prise une norme, la Constitution, et un texte, l’engagement international, qui n’est pas encore une norme car il a seulement été signé et pas encore été ratifié (le contrôle est préventif). En conséquence, de quelle manière pourrait-on en tirer des conclusions en terme de conflits entre normes, puisque l’engagement n’est pas une norme ?

2) L’absence d’occasion de se prononcer du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel, pendant longtemps, n’a pas eu l’occasion de se prononcer directement sur cette question de hiérarchie. Le seul principe qu’on pouvait en tirer était l’immunité des traités définitivement conclus. Ainsi, dès qu’un traité est définitivement conclu, il n’est plus possible de contester sa conformité à la Constitution.

Cela pourrait signifier qu’un traité en vigueur, même inconstitutionnel, s’imposerait : c’est la thèse de la primauté de l’engagement sur la Constitution. Mais, puisqu’il est interdit de le contester, comment démontrer son inconstitutionnalité ? Cette idée est donc indémontrable, on ne peut rien tirer de ce principe d’immunité constitutionnelle.

b) Une position désormais exprimée : la primauté tempérée par une réserve

Le Conseil constitutionnel parle désormais d’une primauté tempérée du droit de l’Union européenne sur la Constitution, et ceci depuis une décision du 10 juin 2004 en ce qui concerne le contrôle de constitutionnalité des lois de transposition des directives européennes. C’est dans ce cadre que le Conseil constitutionnel a formulé sa position en deux temps.

1) La décision du 10 juin 2004, premier temps de la position

Par la décision du 10 juin 2004 et quelques autres de l’été 2004, le Conseil constitutionnel affirme que la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu’en raison d’une disposition expresse contraire de la Constitution.

Dès ce premier temps, le Conseil constitutionnel manifestait son adhésion à la thèse de la primauté du droit de l’Union européenne, ici incarné par une directive, sur la norme constitutionnelle.

Ainsi, en principe, l’obligation de transposition s’impose, y compris si la directive en question est contraire à la Constitution (ce qui manifeste donc la primauté de la directive sur la Constitution). Il y a cela dit quelques tempéraments :

• quel est le fondement de l’exigence de transposition de la directive ? C’est la Constitution elle-même, elle résulte de l’article 88-1. Le Conseil constitutionnel admet donc la primauté de la directive sur la Constitution, mais en vertu de la Constitution elle-même : c’est donc elle qui consent à sa propre subordination, et ainsi, manifeste sa suprématie.

• par ailleurs, cette primauté connait une réserve, une exception, si elle contrevient à une disposition expresse de la Constitution : le Conseil constitutionnel a précisé dans la décision du 29 juillet 2004 que cette disposition ne devait pas avoir d’équivalent dans l’ordre juridique de l’Union européenne, c’est l’hypothèse où la directive contrevient à une disposition constitutionnelle qui n’est pas protégée par le droit de l’Union européenne, sous la forme en particulier d’un principe général du droit communautaire.

•Cela a été bien reçu par la doctrine, mais néanmoins, si elle comprend que le Conseil constitutionnel tempère la primauté du droit de l’Union européenne sur la Constitution, la réserve formulée au travers de la notion de disposition expresse est extrêmement mal conçue pour deux raisons :

— cela suggère une distinction dans la Constitution entre le texte écrit et les normes constitutionnelles issues de la jurisprudence (alors qu’en réalité tout est imbriqué) ;

— un juge constitutionnel est enclin à protéger la suprématie de toute la Constitution ou, s’il décide de faire un tri, à protéger la suprématie de ce qui est véritablement fondamental ; le problème, c’est qu’il n’y a pas de lien entre le caractère fondamental et le caractère exprès.

Cela a donc conduit le Conseil constitutionnel à corriger le tir dans un deuxième temps.

2) La décision du 27 juillet 2006, deuxième temps de la position

La deuxième étape a été franchie avec la décision du 27 juillet 2006 qui retient que «la transposition d’une directive ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti».

Le Conseil constitutionnel reformule donc sa réserve au principe de primauté du droit de l’Union européenne : il n’est plus question de cette notion critiquable de disposition expresse, mais de principes ou règles inhérents à l’identité constitutionnelle de la France.

Cette notion nouvelle ressemble à la clause européenne de respect des identités constitutionnelles nationales, prévue dans le traité constitutionnel de 2004 et repris depuis lors dans le traité de Lisbonne à l’article 4§2 qui dispose que «l’Union respecte l’égalité des Etats membres devant les traités ainsi que leur identité nationale inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles».

Cette notion de principe inhérent, qui pourrait conduire à s’opposer à la transposition d’une directive contraire, reste indéterminée, cela peut être des principes fondamentaux, mais c’est certain qu’ils sont spécifiques (qu’on ne les trouve pas dans le droit de l’Union européenne), ce dernier critère paraît bien convenir à la notion d’identité.

Cette réserve existe, de sorte que la primauté consentie au profit du droit de l’Union européenne demeure tempérée, mais il ne faut pas en exagérer l’importance pratique (même si l’importance politique est, elle, très grande). C’est en effet très discutable car cette réserve ne couvre qu’un petit nombre de dispositions constitutionnelles, elle ne pourrait éventuellement être utilisée que dans le cas particulier où le Conseil constitutionnel est confronté au contrôle de constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive si précise et inconditionnelle, selon l’expression consacrée, que la loi de transposition se réduirait à un acte de pure et simple transcription de la directive.

Dans ce cas en effet, contrôler la constitutionnalité de la loi de transcription de la directive reviendrait nécessairement à contrôler la constitutionnalité de la directive elle-même, ce à quoi le Conseil constitutionnel se refusera en principe, sauf dans le cas où le principe constitutionnel invoqué est inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.