Le principe de spécialité de la marque

LE PRINCIPE DE SPÉCIALITÉ (une condition de validité de la marque)

L’acquisition de la marque et dès lors sa protection n’interviennent qu’à l’intérieur de la sphère définie par l’enregistrement du signe considéré.

Dans la forme, l’article L. 712-2 du Code de la propriété intellectuelle (détaillé à l’article R. 712-3 du Code de la propriété intellectuelle) impose à toute demande d’enregistrement de « comporter le modèle de la marque et l’énumération des produits ou services auxquels elle s’applique ».

De ce point de vue, le déposant est en réalité tenu d’une double obligation :

  • D’une part, il lui est imposé de mentionner les classes de produits ou de services pour lesquels il sollicite la protection de son signe.
  • D’autre part, et surtout, il lui est imposé d’énumérer les produits ou services pour lesquels il en revendique les bienfaits, sans pouvoir se contenter dans son dépôt d’une simple référence à la tête de chapitre de cette classe.

La classification offerte au choix du déposant n’a qu’une valeur administrative. Elle n’a d’autre utilité en vérité que de faciliter le calcul des taxes de dépôt et la recherche d’antériorités. Ainsi, d’ailleurs, la rectification relative aux classes, certaines ayant été omises lors du dépôt, n’affecte pas la validité de la marque.

Au fond, le principe de relativité de la marque que l’on va étudier s’exprime dans un principe fondamental du droit des marques, et plus généralement des signes distinctifs : le principe de spécialité.

Le Cours complet de droit de la propriété industrielle est divisé en plusieurs fiches :


Le principe de spécialité de la marque résulte en lui-même du contenu des formalités requises aux fins d’enregistrement de la marque. L’article L. 713-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose en ce sens : « L’enregistrement de la marque confère à son titulaire un droit de propriété sur cette marque pour les produits et services qu’il a désignés ».

Il signifie que le droit des marques n’existe, et donc n’est protégé que dans le rapport du signe avec des produits ou services.

Le principe tend par là-même à garantir la liberté du commerce et de l’industrie en évitant que le titulaire puisse, sans justification, empêcher d’autres opérateurs d’utiliser le signe dans l’exercice d’activités différentes, non susceptibles d’être confondues avec les siennes.

Il se déduit des justifications et finalités du droit de marque. Contrairement au droit des brevets ou au droit d’auteur, ce droit n’est pas octroyé en contrepartie d’un enrichissement de la collectivité par un travail de création, mais uniquement pour permettre à un opérateur de distinguer ses produits ou services, sans confusion possible, de ceux de ses concurrents.

On dit d’ailleurs traditionnellement que la marque est un « droit d’occupation » du signe choisi. Il est donc logique que le signe ne soit protégé que dans les limites de sa finalité, mais aussi qu’il puisse l’être sans limitation de durée.

Cela dit, un même signe peut cumuler une protection par le droit des marques et le droit d’auteur ou des dessins ou modèles.

En application du principe de spécialité il a par exemple été jugé que la commercialisation de tee-shirts reproduisant un flacon de parfum protégé par un droit de modèle et un droit de marque constitue une contrefaçon du premier mais pas du second parce que les produits litigieux n’étaient pas visés dans l’enregistrement de la marque. (CA Paris, 19 mars 1992)

Il reste néanmoins à déterminer l’emprise effective du principe de spécialité, surtout dans l’optique de la contrefaçon dont les conditions varient en fonction de l’identité ou de la similitude des produits ou services en cause

I/ La subordination du droit de marque à des produits ou services déterminés

A) Le caractère relatif de la marque

La caractéristique essentielle du droit des marques tient dans sa relativité. Ce droit, contrairement au droit des brevets ou au droit d’auteur, ne protège en effet pas le signe enregistré en tant que tel. Il ne confère à son titulaire qu’un monopole d’exploitation sur ce signe dans la seule relation qu’il a avec des produits ou services déterminés.

Au-delà de ce cercle, étendu aux produits ou services similaires, le droit des marques n’existe tout simplement pas.

Le droit des marques n’est donc pas un droit absolu car il ne protège le signe qu’en tant qu’il désigne certains produits ou services.

Le terme de « droit absolu» est bien utilisé dans la Directive et par la CJCE, mais il s’agit seulement e faire apparaitre que le constat d’une atteinte au droit de marque n’est pas subordonné à la preuve de l’existence d’un risque de confusion dans l’hypothèse d’une identité à la fois entre les signes en litige et entre les produits ou services qu’ils désignent.

Ainsi les tiers peuvent exploiter voire déposer un signe identique, et a fortiori similaire, pour désigner des produits ou services ni identiques ni similaires.

B) La détermination des produits et services protégés

La protection de la marque englobe tout d’abord à l’évidence les produits ou services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement. Il en est ainsi très simplement pour permettre à la marque de remplir la fonction distinctive que lui assignent les textes.

La protection de la marque s’étend ensuite aux produits similaires à ceux désignés dans l’enregistrement. Au-delà de la simplicité de la formule employée dans ce cadre, se pose la question éminemment complexe de la notion elle-même de similitude

Celle-ci, à défaut de définition légale, peut être entendue en deux sens distincts :

  • Dans un sens étroit au titre d’un critère « objectif et juridique » tiré de la nature ou de l’usage des produits ou services
  • Dans un sens plus large au titre d’un critère « subjectif et économique » qui permet alors de considérer comme similaires « des produits dont le public a toutes raisons de croire qu’ils proviennent du même fabricant »

1) La ressemblance intrinsèque des produits, ou similitude par nature (sens étroit).

Tel est le cas lorsque des produits ou services se ressemblent en eux-mêmes. Ils répondent aux mêmes besoins, ont la même destination ou finalité, relèvent des même circuits de distribution ou sont vendus dans les même lieux.

La CJCE a confirmé sur ce point que la similitude s’apprécie en tenant « compte de tous les facteurs pertinents qui caractérisent le rapport entre les produits ou services (…) (qui) incluent, en particulier, leur nature, leur destination, leur utilisation, ainsi que leur caractère concurrent ou complémentaire » (CJCE 29 septembre 1998, « Canon »)

Ainsi, des produits de parfumerie et cosmétique constituent des produits similaires à des produits pharmaceutiques car ils sont « destinés aux soins et à l’entretien du corps et peuvent être vendus sur des points de vente communs » (CA Paris, 19 septembre 2001).

Même solution retenue pour le bière et le vin (CA Paris, 7 octobre 2005)

En revanche, il a été décidé, de façon un peu sévère, que les rhums et les bières ne sont pas des produits similaires (CA Colmar 21 septembre 2004).

2) La ressemblance extrinsèque des produits, ou similitude de produits différents par nature (sens large).

Même lorsque les produits ou services ne présentent pas, par nature, de ressemblances quelconques, les juges peuvent encore conclure à leur similitude si les consommateurs peuvent, en raison des circonstances, être portés à les attribuer à une même origine.

Il a ainsi été jugé que des parfums et des vêtements sont similaires car « il n’est pas contesté que les sociétés de prêt-à-porter ont diversifiées leurs activités dans ce secteur » (CA Paris, 6 septembre 2000).

La même solution a été retenue entre des pâtes et des conserves alimentaires au motif que les fabricants de pâtes ont tendance à proposer également des sauces sous forme de conserve ( CA Paris, 31 octobre 1991).

II/ Les Produits similaires et le cumul de protection:

A) Approche jurisprudentielle de la similitude des produits + notoriété marque

1) Saisie de questions préjudicielles en interprétation de la Directive, la CJCE a consacrée une méthode, dite globale, d’appréciation du risque de confusion.

Elle en a déduit notamment dans son arrêt Canon du 29 septembre 1998 que « l’appréciation globale du risque de confusion implique une certaine interdépendance entre les facteurs pris en compte, et notamment la similitude des marques et celle des produits ou services désignés. Ainsi un faible degré de similitude entre les produits ou services désignés peut être compensé par un degré élevé de similitude entre les marques, et inversement ».

En conséquence, deux marques dont les produits et services ont une moindre similitude peut être refusée à l’enregistrement ou jugée nulle ou contrefaisante si la similitude des marques est grande.

Cette méthode impose de comparer successivement les signes en conflit et les produits ou services qu’ils désignent, ou inversement, avant de conclure à l’existence ou l’absence de risque de confusion.

Cette méthode est désormais fermement imposée par la Cour de cassation, et suivie par les juges du fond.

La solution exclut nécessairement la démarche, classique en France, consistant à dissocier de façon parfaitement étanche la comparaison des signes et celle des produits et services.

Elle introduit encore une plus grande part de subjectivité dans l’appréciation de la similitude des signes.

En revanche elle a l’avantage de tenir compte assez finement de la perception que les consommateurs ont des produits ou services désignés sous une marque.

2)Le principe de spécialité de la marque limite nécessairement la protection de la marque aux produits identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement. Il en est ainsi pour toutes les marques, quelle qu’en soit en outre la notoriété.

La généralité des termes de l’article L. 713-1 du Code de la propriété intellectuelle conduit à soumettre également les marques notoires au principe de spécialité.

La solution ne fait plus guère de doute aujourd’hui. En effet, après une période de relatif laxisme conduisant à admettre que la notoriété de la marque puisse faire éclater la règle de spécialité, les tribunaux ont opéré un retour certainement salutaire au principe de base qui englobe sans exception toute espèce de marques (Cass com, 27 mai 1986)

Il n’en demeure pas moins vrai, que le choix d’une marque notoire pour désigner des produits ou des activités différents de ceux pour lesquels elle est protégée n’est souvent ni fortuit ni innocent. Comme l’écrit J Azéma, « l’adoption d’une marque notoire pour un autre secteur traduit souvent une volonté de parasitisme, le déposant cherchant à profiter indûment du pouvoir attractif de la marque notoire ».

Soucieux de ne pas laisser impunis de tels agissements les tribunaux se sont précisément fondés à leur tour sur la notion d’agissements parasitaires, dont la sanction relève de mécanismes autonomes, pour sauvegarder les intérêts en jeu.

L’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelleconsacre formellement cette évolution. Il soumet en effet aux règles de responsabilité civile, donc à un fondement distinct du droit des marques, l’emploi d’une marque renommée ou notoirement connue« pour des produits ou des services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement (…) s’il est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cet emploi constitue une exploitation injustifiée de cette dernière ». C’est alors sur le fondement d’une faute spécifique, constitutive d’une atteinte à la valeur de la marque, que s’opère la sanction.

B) Cas particulier : la forme du produit et le droit d’auteur

Il apparaît que le principe fondamental de spécialité en matière de marque perd toute signification concrète dans le cas d’une marque constituée par une création de forme protégée.

Comme nous l’avons déjà indiqué, le droit d’auteur est un droit absolu qui permet de sanctionner toute reprise de l’œuvre protégée, sous quelque forme que ce soit et à quelque fin que ce soit.

Alors que le principe de spécialité limite l’indisponibilité d’un signe distinctif aux produits et/ou services identiques ou similaires à ceux pour lesquels la marque a été déposée et enregistrée, le droit d’auteur permet de le rendre indisponible à l’égard de tous les produits et/ou services. Le principe de spécialité est ainsi supplanté par l’application du droit d’auteur, qui permet d’assurer une protection absolue du signe. Toute utilisation non autorisée du signe devient impossible (CA Chambéry, 10 décembre 1951 « Professeur Nimbus »)

On doit cependant noter que cette conséquence de l’application cumulative du droit des marques et du droit d’auteur et/ou du droit des dessins et modèles ne peut se produire que si les différents droits qui existent sur le signe sont exercés de concert.

Cela suppose donc que le titulaire de la marque soit en même temps titulaire des droits d’auteur sur le signe :

  • soit qu’il s’agisse de l’auteur lui-même qui a déposé son œuvre comme marque
  • soit que le titulaire de la marque soit cessionnaire des droits de l’auteur sur le signe.

En revanche, lorsque le titulaire de la marque ne détient qu’un simple droit d’usage, le principe de spécialité ne peut être neutralisé, dès lors que celui-ci ne peut agir que dans les limites imposées par le droit des marques et, en particulier, dans les limites de la spécialité.

Il est important de souligner que cette neutralisation du principe de spécialité peut se produire, non seulement tant que dure le monopole d’exploitation de l’œuvre, mais également postérieurement à l’expiration de ce monopole. C’est alors sur le fondement du droit moral dévolu aux héritiers de l’auteur que le principe de spécialité est susceptible de se trouver paralysé.

Les héritiers du créateur peuvent arguer du droit moral dont ils sont les garants (L121-1 et suivant CPI) afin de s’opposer à l’utilisation de l’œuvre de leur auteur sous une forme qu’ils estiment préjudiciable à cette œuvre.

Sans doute le fait que l’œuvre concernée soit déjà déposée et utilisée comme marque pourra-t-il conduire à admettre que les héritiers exercent le droit moral de manière abusive en cherchant à faire bénéficier la marque constituée par l’œuvre d’une protection absolue, alors qu’il n’existe manifestement aucune atteinte réelle au droit moral (TGI Paris, 21 janvier 1977).

Certains éléments de fait – tels que la forme donnée à la marque, la nature des produits désignés – peuvent cependant intervenir dans cette appréciation et justifier l’action des héritiers. Il ne peut s’agir que d’une question d’espèce.