Les limites de la liberté de communication et d’expression

La liberté de communication et ses limites

La liberté d’expression autorise l’ingérence des pouvoirs publics dont le rôle est d’empêcher que l’exercice de cette liberté ne nuise à autrui. Divergence de conception ou simple distinction sémantique, ce paragraphe se rapporte aux limites que la CEDH ou le Conseil constitutionnel, vont apporter à l’exercice de la liberté d’expression.

Section 1 : Les ingérences nécessaires dans une société démocratique

La Cour européenne rappelle quasi-systématiquement que «la liberté d’expression est une des conditions de base pour le progrès des sociétés démocratiques et pour le développement de chaque individu»[188]. Elle s’entend comme le droit d’exprimer son opinion ou une information. Quant à la société démocratique, elle se caractérise par la tolérance et l’esprit d’ouverture. Comme a pu l’écrire J. Rivero, «que serait une démocratie dans laquelle ne s’affronteraient pas des opinions librement formées au terme d’une information largement diffusée et des options différentes sur ce que requiert le développement de la Cité»[189].

Cependant, la liberté d’expression ou d’information n’est pas absolue, l’Etat peut interférer avec ces libertés mais seulement dans les conditions définies par l’article 10 §2 de la Convention européenne : «l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité du territoire ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre ou à la prévention du crime, à la protection de la santé et de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles et pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire»). La Cour européenne contrôle la proportionnalité et la nécessité des restrictions, mises en œuvre par la «loi». La Cour constate que dans «prévue par la loi» le mot «loi» englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit, par les États parties à la Convention[190]. À ce titre, la Cour admet les restrictions que si elles sont proportionnées au but recherché[191]. Même si la Cour ménage une marge d’appréciation aux États parties quant à la formulation des restrictions, il s’agit avant tout de garantir l’effectivité des droits attachés à l’article 10 CESDH.

En effet, les cas de restrictions légitimes doivent être prévus par la loi et ne peuvent être admis que lorsqu’ils sont considérés comme nécessaires dans une société démocratique. Les restrictions à l’exercice de ces libertés sont celles visant à protéger l’intérêt général[192], les droits individuels[193], et les restrictions nécessaires pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Pour être admissible, toute limitation à l’exercice de la liberté doit être prévue par la loi, nécessaire dans une société démocratique.

Le travail du juge consiste à mettre en balance l’ingérence étatique dans la liberté d’expression, dénoncée par le requérant, et les intérêts que cette ingérence tend à protéger. Ce travail d’appréciation, sous l’angle de la Convention, des mesures concrètes prises par les autorités nationales s’effectue toujours en laissant aux autorités concernées une certaine «marge d’appréciation». Or, en matière de liberté de communication, on constate que la Cour effectue un contrôle extrêmement poussé, laissant une marge d’appréciation très limitée aux Etats. Ceci renforce encore davantage la place de la liberté de communication dans la société démocratique promue par le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme. Comme le dit la Cour elle-même, le besoin étatique de restreindre la liberté d’expression «doit se trouver établi de manière convaincante». Ce contrôle de la Cour porte tout à la fois sur les techniques de limitation de la liberté et sur la nécessité des intérêts à protéger face à celle-ci.

La Cour n’écarte a priori aucune modalité qui permette aux autorités étatiques de faire respecter les intérêts protégés par le second paragraphe de l’article 10. Dans l’affaire Observer et Guardian de 1991, elle rappelle que «l’article 10 de la Convention n’interdit pas lui-même toute restriction préalable à la publication», comme en témoignent les termes «conditions», «restrictions», «empêcher» et «prévention» qui y figurent. Mais, «de telles restrictions présentent [… ] de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse: l’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt»[194]. La Cour effectue donc un contrôle exigeant de l’utilisation des méthodes qui limitent la liberté de communication, en vérifiant leur proportionnalité avec l’objectif légitime poursuivi.

La Cour ne se contente plus seulement que les Etats s’abstiennent d’ingérences injustifiées ou disproportionnées dans l’exercice de la liberté de la communication mais exige également qu’ils adoptent des mesures positives afin de protéger celle-ci. Au-delà des différentes techniques de limitation de la liberté, la jurisprudence de la Cour a également abouti à expurger les éléments les plus contestables des législations nationales qui, sans justification suffisante, établissaient des limitations à la liberté d’expression.

Si la Cour a effectué un important travail de vérification des techniques de limitation de la liberté d’expression, ceci s’est également accompagné de la surveillance de la légitimité et de la proportionnalité de l’ingérence. En d’autres termes, la Cour doit, au cas par cas, se prononcer sur les intérêts qui ont servi de justification à la limitation de la liberté d’expression par les autorités étatiques. Il s’agit donc d’une «mise en balance» d’intérêts divergents, mais que la Cour opère toujours en faveur de la liberté d’expression. Comme elle l’indique dans son arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg du 25 février 2003, «les considérations dont les institutions de la Convention doivent tenir compte pour exercer le contrôle sur le terrain du paragraphe 2 de l’article 10 font pencher la balance des intérêts en faveur de la défense de la liberté de la presse dans une société démocratique». Néanmoins, la Cour européenne a eu l’occasion, dans de nombreux arrêts, de démontrer qu’elle n’attache pas la même importance aux intérêts qui peuvent primer sur la liberté d’expression et la limiter dans son exercice, en prenant également la qualité de l’information transmise et son support ou le contenu de l’information. La position de la Cour est d’autant moins libérale que les Etats parties n’ont pas de référence commune sur le sujet abordé. Tel est le cas dans le domaine de la religion.

La protection de la réputation et des droits d’autrui fonde naturellement des condamnations pour injure ou diffamation, qui ne sont évidemment pas protégées par l’article 10 de la Convention. Ainsi en est-il pour un article évoquant en termes injurieux la relation entre une femme qui avait quitté la fonction publique et un homme qui s’était alors retiré de la politique. Pour la Cour, «les termes critiqués ne concernaient aucune question intéressant et préoccupant sérieusement le public» et «formuler des remarques injurieuses quant à la vie familiale d’un particulier ne servait aucun objectif social»[195].

Par contre, la limitation de la liberté d’expression afin de protéger ces mêmes intérêts apparaît plus difficilement justifiable pour la Cour européenne des droits de l’homme lorsque les propos ou écrits incriminés participaient à une information sérieuse. L’arrêt Cumpana et Mazare c. Roumanie rendu le 17 décembre 2004 en fournit un parfait exemple. La publication d’une caricature de mauvais goût d’une ancienne adjointe au maire qui aurait reçu des pots de vins, pouvait parfaitement conduire à une sanction à l’encontre des journalistes, afin de permettre de rétablir l’équilibre entre les divers intérêts concurrents en jeu, à savoir d’une part la protection des intérêts d’autrui et d’autre part la nécessité d’attirer l’intérêt du public sur des questions de nature politique et des irrégularités.

Mais la Grande Chambre de la Cour conclut à la violation de l’article 10 au motif que la sanction pénale infligée aux intéressés (à savoir 3 mois de prison du chef d’insulte et 7 mois de prison du chef de calomnie, ainsi qu’une interdiction d’exercer d’un an et des dommages et intérêts) était manifestement disproportionnée au regard du but légitime poursuivi par la condamnation des intéressés.

La Cour apparaît plus facilement convaincue par les arguments étatiques lorsque la limitation de la liberté d’expression est justifiée par un véritable « besoin social impérieux», tel que la protection de la sécurité nationale ou de l’intégrité territoriale.

Pour la Cour, en cas de conflit et de tension, «il faut éviter que les médias deviennent un support de diffusion de discours de haine et d’incitation à la violence»[196]. De même, la lutte:contre les groupes terroristes permet légitimement d’interdire aux membres de leurs organisations de recourir aux médias pour diffuser leur idéologie et recruter de nouveaux adhérents[197]. La protection de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire apparaît aussi comme une motivation pouvant légitimement limiter la liberté d’expression des journalistes dans de nombreuses hypothèses. Certes, il incombe bien à la presse «de communiquer des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui concernent le fonctionnement de la justice»[198] et les ingérences dans le domaine de l’article 10 prévues par le 2° de cette disposition «ne permettent pas aux Etats de limiter toutes les formes de débat public sur des questions en cours d’examen par les tribunaux» [199].

La critique des institutions judiciaires présente donc d’importantes limites: ainsi dans l’arrêt Worm du 29 août 1997, la Cour juge que la condamnation d’un journaliste à une amende pour un article susceptible d’exercer «une influence abusive » sur l’issue d’une procédure pénale engagée contre un homme politique était nécessaire à la protection de l’autorité de la justice. Les journalistes, par leurs commentaires ne doivent en effet pas réduire les chances des personnes impliquées dans une procédure de bénéficier d’un tribunal impartial et donc d’un procès équitable, tel que garanti par l’article 6 de la Convention. En d’autres termes, la publication ne doit en aucun cas apparaître comme un «pré-verdict». (or dans cette affaire, le journaliste avait clairement indiqué que selon lui la personne concernée était coupable des accusations portées contre elle).

Pour une même liberté, les juges français ou européens proposent des approches différentes. En matière de presse, le Conseil constitutionnel préfère utiliser la liberté de communication, telle qu’elle est issue de l’article 11 de la DDHC, la liberté d’expression étant surtout utilisée par rapport à l’enseignement, la laïcité, ou la langue française. La CEDH ne peut bénéficier d’une référence directe à la liberté de communication. Elle utilisera la liberté d’expression issue de l’article 10 de la Convention pour des matières diverses comme la santé, le cinéma, l’art, mais surtout pour la presse et plus particulièrement l’information. Quel que soit le juge, il doit concilier la liberté d’expression avec d’autres libertés, et par là même, reconnaître l’existence d’atteintes à la liberté d’expression, même si la CEDH considère très souvent que celles-ci ne sont pas légitimes et sont injustifiées dans une société démocratique. C’est la plupart du temps la liberté d’expression qui prime sur les autres droits ou libertés. Les juges européens n’ont pas pour autant consacré une liberté absolue, et nous remarquerons que le Conseil constitutionnel, à travers son interprétation de l’article 11 de la DDHC consacré à la liberté de communication, préconise le même type de limites. Les limites préconisées par l’article 11 de la DDHC et le Conseil constitutionnel contribuent à faire de la liberté de communication la source directe du droit de l’information. Sauf que dans cette hypothèse, il n’est pas question d’ingérence mais de conciliation nécessaire entre des droits et libertés de même valeur. Cette conciliation se révèle nécessaire pour permettre l’exercice de la liberté de communication.

Section 2 : La nécessaire conciliation de la liberté de communication avec des droits et libertés de même valeur

Pour le Conseil constitutionnel, le législateur est amené à les concilier avec des principes de même valeur, souvent contradictoires, y apposant des limites. Par cette conciliation, le législateur assure la mise en œuvre de la liberté de communication des pensées et des opinions.

Dans le domaine de la communication audiovisuelle, le législateur doit concilier « en l’état actuel des techniques et de leur maîtrise, l’exercice de la liberté de communication telle qu’elle résulte de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen avec, d’une part, les contraintes techniques inhérentes aux moyens de la communication audiovisuelle et, d’autre part, les objectifs de valeur constitutionnelle que sont la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels auxquels ces modes de communication, par leur influence considérable, sont susceptibles de porter atteinte»[200]. Il en résulte que « pour la réalisation ou la conciliation de ces objectifs, il est loisible au législateur de soumettre le secteur privé de la communication audiovisuelle à un régime d’autorisation administrative, sous réserve d’assurer la garantie des objectifs de valeur constitutionnelle ci-dessus rappelés»[201]. Le Conseil constitutionnel vérifie, à ce titre, que la conciliation opérée par le législateur entre la liberté de communication, d’une part, et les autres exigences et contraintes techniques, d’autre part, ne sont pas manifestement déséquilibrées[202].

L’emploi de la langue française rend nécessaire la conciliation entre l’article 2 de la Constitution et la liberté de communication et d’expression («s’il incombe au législateur, compétent, aux termes de l’article 34 de la Constitution […] d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer, il ne saurait le faire, s’agissant d’une liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés, qu’en vue d’en rendre l’exercice plus effectif ou de le concilier avec d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle »[203]). A ce titre, le législateur est compétent pour commander «aux personnes morales de droit public, comme aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public l’usage obligatoire d’une terminologie officielle ». En revanche, le législateur «ne pouvait imposer, sous peine de sanction, pareille obligation aux organismes et services de radiodiffusion sonore et télévisuelle, qu’ils soient publics ou privés».: De même, le législateur « ne pouvait imposer à des personnes privées, hors l’exercice d’une mission de service public, l’obligation d’user, sous peine de sanctions, de certains mots ou expressions définis par voie réglementaire sous forme d’une terminologie officielle»[204].

L’article 11 de la DDH peut également être concilié avec le respect de la vie privée dès lors qu’il s’agit de protéger des données de santé en principe anonymes («Considérant, en premier lieu, qu’il résulte des termes de la loi que les données de santé, si elles ne sont ni directement, ni indirectement nominatives, peuvent être librement communiquées ; que manque donc en fait le moyen tiré de ce que la loi subordonne à autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la communication de données ne permettant pas l’identification des personnes; Considérant, en second lieu, qu’il appartenait au législateur d’instituer une procédure susceptible de sauvegarder le respect de la vie privée des personnes, lorsque est demandée la communication de données de santé permettant l’identification de ces personnes; qu’en subordonnant cette communication à autorisation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, le législateur, sans méconnaître l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a fixé en l’espèce des modalités assurant le respect de la vie privée »[205]).

En matière de manifestation, il est loisible au législateur de prévoir de nouvelles infractions en déterminant les peines qui leur sont applicables, mais il lui incombe d’assurer, ce faisant, la conciliation des exigences de l’ordre public et la garantie des libertés constitutionnellement protégées, notamment les articles 10 et 11 de la Déclaration. Tel est le cas de l’article 433-5-1 ainsi rédigé: «Le fait, au cours d’une manifestation organisée ou réglementée par les autorités publiques, d’outrager publiquement l’hymne national ou le drapeau tricolore est puni de 7 500 euros d’amende. – Lorsqu’il est commis en réunion, cet outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ». Le champ de l’infraction est strictement délimité.

  • 190] CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times c/ Royaume-Uni. Série A, n°30.
  • [191] CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c/Royaume Uni, Série A, n° 24; CEDH, 25 mars 1985, Barthold c/ Allemagne, Série A, n°90.
  • [192]C’est-à-dire la sécurité nationale, l’intégrité territoriale, la sûreté publique, la défense de l’ordre, la prévention du crime, la protection de la santé et de la morale.
  • [193]La protection de la réputation d’autrui et la sauvegarde d’informations confidentielles.
  • [194] V. CEDH, 18 mai 2004, Plon c/ France
  • [195] CEDH, 27 juin 2000, Constantinescu c/ Roumanie.
  • [196] CEDH, 8 juillet 1999, Sürek c/ Turquie.
  • [197] CEDH, 20 janvier 2000, Hogefeld c. Allemagne.
  • [198] CEDH, 24 février 1997, De Haes et Gijgels c/ Belgique.
  • [199] CEDH, 29 août 1997, Worm c/ Autriche.
  • [200] Cons. const., décis. n°82-141 DC, 27 juillet 1982, RJC-I, p. 126; Cons. const., décis. n°86-217 DC, 18 septembre 1986, GADA, n° 42, p. 245 ; Cons. const., décis. n°88-248 DC, 17 janvier 1989, GDCC.
  • [201] Cons. const., décis. n°86-217 DC, 18 septembre 1986.
  • [202] Cons. const., décis. n°2001457 DC, 27 décembre 2001, rec., p. 192.
  • [203] Cons. const., décis. n° 94-345 DC, 29 juillet 1994, RJC-I, p. 595.
  • [204] Cons. const., décis. n°94-345 DC, 29 juillet 1994, R.JC-I, p. 595.
  • [205] Cons. const ., décis. n°99-416 DC, 23 juillet 1999, Rec. Cons. const., p. 100.